Vers une réforme de l'ENA? (la-croix.fr - lemonde.fr)
Publié le 24 Janvier 2018
Créer en 1945 pour démocratiser l'accès à la haute fonction publique d’État et professionnaliser la formation des hauts fonctionnaires dans le contexte de reconstruction du pays, l'ENA subit depuis plusieurs décennies de nombreuses critiques. Loin de ses objectifs initiaux, l'école contribuerait à la reproduction des élites (cf l'ouvrage Les Héritiers de P. Bourdieu et J.C. Passeron paru en 1964), à la confiscation des pouvoirs par une minorité, aux formatage et au conformisme des dirigeants politiques... Au point de réformer cette véritable "institution" de la République? Pour mieux comprendre la réalité et les enjeux de ces critiques, voici un petit éclairage avec deux articles tirés de La Croix et Le Monde.
Bonne lecture

La promotion Senghor de l'ENA (2004). Cerclé en rouge : E. Macron.
L’ENA, prestigieuse et critiquée
"Pas assez ouverte à la diversité, trop conformiste, minée par le « pantouflage »… L’École nationale d’administration fait l’objet de critiques récurrentes. Rares sont ceux qui comme Bruno Le Maire plaident pour sa suppression. En revanche, les pistes de réforme ne manquent pas.
Bruno Le Maire a lâché dans Le Parisien du 1er septembre une petite bombe médiatique en annonçant sa volonté de supprimer l’École nationale d’administration. D’autres, avant lui, avaient fait de telles déclarations, à l’instar de François Bayrou en 2007. Mais le propos a surpris, venant d’un homme politique qui est lui-même énarque. Interrogé par La Croix, le candidat à la primaire de la droite persiste et signe, évoquant « une décision mûrement réfléchie ».
« Les hauts fonctionnaires formés par l’ENA ne se contentent pas de diriger l’administration. Ils dirigent, en tant qu’hommes politiques, ministres, chefs d’entreprise, le pays tout entier », estime le député LR de l’Eure, décidé à lutter contre cette « confiscation du pouvoir par quelques-uns ». Pour remplacer cet établissement, qui occupe « une place à part », Bruno Le Maire propose de créer, « dans les locaux actuels de l’ENA à Strasbourg », une école d’application ouverte à des hauts fonctionnaires qui auront fait leurs preuves pendant dix ans, après avoir été recrutés par concours (catégorie A). C’est uniquement après avoir effectué ce cursus qu’ils pourraient occuper les plus hauts postes de la fonction publique, notamment au sein des directions générales.
« Il est anormal et totalement inefficace que les carrières des hauts fonctionnaires se jouent lorsqu’ils ont 20 ou 22 ans et pas la moindre expérience professionnelle », poursuit-il. Il est temps d’en finir avec un système « dévoyé », qui permet à des énarques de « bifurquer très rapidement vers le privé ou de devenir ministre sans démissionner de la fonction publique ».
« Recréer un esprit de service public »
Contactée, Nathalie Loiseau, la directrice de l’ENA, a refusé de commenter ces propos. C’est Annick Girardin, la ministre de la fonction publique, tutelle de l’École, qui s’en est chargée. « L’ENA demeure une école d’excellence. À preuve : les entrepreneurs – auxquels Bruno Le Maire fait si souvent référence – cherchent à s’attacher les services des anciens élèves », nous a-t-elle déclaré.
« Ce n’est pas tant l’ENA en tant que telle, mais les clans formés par d’anciens de ses élèves qui servent de repoussoir à une partie de la population, estime la ministre. L’essentiel, c’est de se demander comment les énarques doivent rendre à l’État le temps qu’il a investi en eux durant leur formation ; comment lutter contre le pantouflage (le passage d’un haut fonctionnaire vers le privé, NDLR) et les conflits d’intérêts. »
« Supprimer l’ENA, ce serait affaiblir un peu plus l’État, déjà diminué dans son autorité », abonde le sénateur socialiste de la Nièvre Gaëtan Gorce, lui-même énarque. L’enjeu, à ses yeux, consiste à « recréer un esprit de service public là où l’établissement tend à devenir une école de commerce bis ». Lui propose de « rendre quasiment impossible le pantouflage ». Il plaide aussi pour une meilleure « étanchéité » entre politique et haute fonction publique, afin d’éviter tout conflit d’intérêts. « Quelqu’un qui dirige une administration, par exemple, devrait être tenu d’abandonner son poste et de laisser passer une période de cinq ans avant de pouvoir briguer un mandat, suggère-t-il. De même, il devrait attendre cinq ans après la perte ou l’abandon d’un mandat électif pour retrouver un poste équivalent au sein de la haute fonction publique. »
Moins de 5% des anciens élèves dans la politique
Tous les énarques, loin s’en faut, ne se lancent pas dans la politique ou l’économie. Au cours des trois dernières décennies, un chef de l’État sur deux a certes fréquenté l’ENA, mais moins de 5 % des anciens élèves exercent des responsabilités politiques, selon des travaux de l’École des hautes études en sciences sociales présentés en 2015. De même, 22 % ont travaillé ou travaillent pour une entreprise, publique ou privée (8 % ont quitté définitivement la fonction publique).
Pour Luc Rouban, directeur de recherches au CNRS et professeur à Sciences-Po Paris, « c’est la concentration du pouvoir aux mains d’une partie des anciens qui pose problème ». Le dire, ce n’est pas se montrer populiste, insiste-t-il. « Le populisme consiste à rejeter systématiquement les élites, quelles qu’elles soient. En revanche, il est sain et utile de s’interroger sur leur sélection et leur formation », plaide ce chercheur. Or, poursuit Luc Rouban, « si les élèves recrutés via le concours externe, très sélectif, sont incontestablement brillants, leur profil social est très homogène : il s’agit de jeunes gens aisés passés par des circuits très élitistes, des meilleurs lycées aux grandes écoles, Sciences-Po en premier lieu mais aussi des écoles de commerce, dont certaines proposent elles aussi désormais des préparations à l’ENA. »
Fils d’un petit commerçant devenu ouvrier, passé par un lycée de Montluçon (Allier) puis par la « fac » de droit Clermont-Ferrand, avant d’intégrer Sciences-Po, Gaëtan Gorce avoue se demander parfois si, aujourd’hui, son extraction modeste ne l’aurait pas « empêché de faire l’ENA ».
Le concours interne « garantit une diversité de recrutement »
« Nous, énarques, sommes les boucs émissaires habituels de la reproduction sociale », s’inscrit en faux l’ex-préfet Yannick Blanc, haut-commissaire adjoint à l’engagement civique et par ailleurs président de la Fonda, « laboratoire d’idées du monde associatif ». « La moitié environ des élèves de l’école est, comme je l’ai été, recrutée via le concours interne, ouvert à des fonctionnaires et qui garantit une diversité de recrutement. » Un troisième concours permet d’ailleurs d’attirer, dans des proportions moindres, des personnes venues de la société civile (associations, syndicats, etc.).
S’il est un défaut de l’ENA, selon Yannick Blanc, c’est bien plus un « conformisme intellectuel, entretenu par le fait que les enseignants, eux-mêmes, viennent de la haute fonction publique ». Pour y remédier, avance-t-il, « on pourrait transformer l’ENA en école d’application ouverte aux titulaires d’un doctorat, cursus permettant d’acquérir une autonomie de pensée et un indispensable sens critique ».
Aucune réflexion sur l’avenir de l’ENA, en tout cas, ne peut faire l’impasse sur la question du classement de sortie, qui donne droit à un peu plus d’un élève sur dix de rejoindre les « grands corps » (finances, conseil d’État, cour des comptes) et qui fige les perspectives de carrières. Lorsqu’il était président, Nicolas Sarkozy avait voulu le supprimer, avant de reculer. La gauche, à son tour, a relancé prudemment le chantier. Mais en dépit d’une pétition signée par les élèves, Annick Girardin a renoncé à supprimer ce classement, tout comme la fusion de plusieurs corps, recommandée dans un rapport officiel. « Il nous reste trop peu de temps pour engager une telle réforme qui implique de repenser toute la fonction publique », se défend le ministère.
Comme le souligne Luc Rouban, « la suppression du classement de sortie butte sur l’opposition des grands corps eux-mêmes, dont les membres préfèrent accueillir dès la sortie de l’école de jeunes hauts fonctionnaires qu’ils pourront former facilement à la culture maison. »
Denis Peiron, La Croix, le 01.09.2016
Source : https://www.la-croix.com/France/Politique/LENA-prestigieuse-critiquee-2016-09-01-1200786043

L'ENA a Strasbourg
Emmanuel Macron s’attaque au classement de sortie de l’ENA
« C’est la première fois qu’un président lui-même issu de l’ENA remet en cause le classement de sortie, qui permet aux quinze élèves les plus brillants d’une promotion, ceux qui forment « la botte », de choisir leur affectation. « Je souhaite très profondément que les fonctionnaires des grands corps se frottent au réel, choisissent des défis difficiles, relèvent les défis du terrain à chaque étape de leur carrière », a déclaré Emmanuel Macron, ancien de la promotion Sedar-Senghor sortie en 2004, lors d’un discours à la Cour des comptes, lundi 22 janvier.
Et d’ajouter, devant les magistrats financiers rejoints chaque année par quelques-uns des énarques parmi les plus brillants : « Je souhaite que la sortie de l’ENA, comme la carrière durant les premières années, puissent être modifiées pour tenir compte des priorités gouvernementales. »
Rejoindre les ministères prioritaires
« Nous avons besoin de talents pour rénover l’éducation, le logement, les affaires sociales… Les ministres me disent qu’ils ont des problèmes de ressources », a argué le président de la République, estimant impossible de « continuer à avoir les mêmes rites de recrutement et les mêmes rites de passage », mais sans proposer d’alternative.
L’usage veut que les élèves les mieux classés de l’ENA choisissent, dans l’ordre, l’Inspection générale des finances, le Conseil d’État et la Cour des comptes. Puis vient le ministère des affaires étrangères, suivi de près par certaines directions de Bercy et par les inspections générales de l’administration et des affaires sociales. Tandis que le ministère de l’éducation nationale, qui représente le plus gros budget de l’État, figurerait, toujours selon ce classement non officiel, en bas de palmarès.
Afin de maintenir « l’excellence » des hauts fonctionnaires, dans le cadre du plan Action publique 2022, le chef de l’État veut faire de cette dernière « un secteur d’attractivité pour les talents de notre économie », encadré par une « déontologie claire permettant le passage du privé au public ».
Au moment de remettre sa lettre de mission à Patrick Gérard, conseiller d’État nommé à la direction de l’ENA, le chef de l’État avait affiché début août 2017 son souhait de débarrasser l’école des « dogmes » et des « tabous », avait rapporté son porte-parole de l’époque, Christophe Castaner, à la sortie du conseil des ministres.
Dans un entretien au journal La Croix, le 19 octobre, Patrick Gérard − qui n’est pas énarque − avait ainsi indiqué qu’une réflexion était en cours « pour faire en sorte que les meilleurs ne partent pas systématiquement dans les grands corps mais rejoignent les ministères prioritaires pour l’action publique ». De là à supprimer le classement de sortie ? « Là n’est pas la question », avait-il alors répondu, mettant surtout l’accent sur sa volonté de diversifier le recrutement.
Interrogé par Le Monde, l’Élysée a précisé, lundi, « qu’il n’est pas question de supprimer le classement », mais qu’« il s’agit d’un appel à ce que les grands corps aillent servir là où il y a de vrais besoins pour la République dans les ministères moins bien dotés ».
S’attaquer au classement de sortie de l’ENA n’est pas chose aisée. Quand il était président, Nicolas Sarkozy − qui n’est pas énarque − avait jugé « choquant » que « le résultat d’un concours passé à 25 ans oriente toute une vie professionnelle ». Il souhaitait la création « de listes d’aptitude », permettant « de mieux concilier la demande des administrations et les attentes des agents, aussi bien professionnelles que personnelles », et qu’une commission valide ou non les recrutements. Mais le texte de loi puis le décret envisagés n’avaient pas réussi à passer outre la résistance d’énarques en fonction au Parlement, au Conseil d’État ou encore au Conseil constitutionnel.
Sous François Hollande, le gouvernement a aussi tenté de s’atteler à une réforme : la ministre socialiste de la fonction publique Marylise Lebranchu a créé, en 2015, un groupe de travail sur la question de l’accès des énarques aux grands corps, sujet que sa successeure Annick Girardin a repris à son compte, avant de jeter l’éponge faute de consensus. « La réforme est reportée », annonçait-elle en avril 2016.
François Hollande, lui-même ancien énarque, sorti 8e au classement de la promotion Voltaire (1980), en semblait peu affligé. Lors d’une ultime visite au Conseil d’État, en mars 2017, il avait estimé que l’institution du Palais-Royal avait toujours vocation à recruter directement à la sortie de l’ENA. Et d’ajouter : « Il y a des traditions dont il faut parfois se défaire quand elles sont tombées en désuétude, il y en a d’autres qu’il convient de conforter dès lors qu’elles sont fondées sur le respect. »
Soazig Le Nevé, lemonde.fr, le 22,01,2018