Gouverner la France depuis 1946 (2ème partie)
Publié le 3 Juin 2020
THÈME 1 : LES ÉCHELLES DE GOUVERNEMENT DANS LE MONDE
Chapitre 1 : Gouverner la France depuis 1946 : Etat, gouvernement, administration et opinion publique (suite et fin).
III – UN RÉGIME ENRACINÉ MAIS UNE DÉFIANCE CROISSANTE ENVERS LES GOUVERNANTS ET UN RECUL PROGRESSIF DU RÔLE DE L'ÉTAT (1974 - 2016)
=> Dans quelle mesure peut-on parler d'un désengagement et d'une remise en cause de l'autorité de l'Etat à partir du milieu des années 1970 ? Pourquoi la capacité d'action de l'Etat a-t-elle reculé cette période ?
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Une Vème République qui s'installe dans la durée mais des responsables politiques de plus en plus décrédibilisés.
Alors que de nombreux observateurs de l'époque pensaient que la Vème République ne survivrait pas à la disparition de son fondateur Charles de Gaulle, le régime s'enracine et ne connait pas véritablement de remise en cause.
A/ La 1ère alternance et les espoirs de la « génération Mitterrand ».
En 1974, Valery Giscard d'Estaing est élu à la présidence. Ancien ministre de Pompidou, il n'appartient pourtant pas l'UDR mais à une formation politique nommée les « Républicains Indépendants », davantage centriste que gaulliste et plus libéral qu'interventionniste. Giscard poursuit la politique de modernisation de l'Etat, notamment du point de vue social : il abaisse la majorité de 21 à 18 ans (1974), démocratise l'éducation avec l'instauration du collège unique (réforme Haby, 1974) et légalise l'avortement avec la loi Weil (1975). Premier président non gaulliste de la Vème République, VGE est par ailleurs confronté au début de la crise économique à la suite du choc pétrolier de 1973. Il y répond par des mesures plus libérales (introduction de capitaux privés dans les entreprises publiques, réduction des dépenses de l'Etat...) mais ne parvient pas à relancer la croissance ni à faire baisser le chômage.
François Mitterrand le jour de son investiture le 21 mai 1981
Il faut donc attendre 1981 pour voir la gauche accéder enfin au pouvoir L'élection de François Mitterand marque ainsi la 1ère alternance* politique de la Vème République, signe du bon fonctionnement des institutions et de la démocratie française. L'arrivée d'un socialiste à la présidence suscite en outre un immense espoir chez les français. Le nouveau gouvernement renforce le poids de l'Etat avec un vaste programme de nationalisations menées à partir de 1982 (Banque de Bretagne, Thomson, Suez, St Gobain...), moins pour encadrer la modernisation du pays que pour éviter les licenciements. En 1983, un quart de la population active travaille d'ailleurs dans le secteur public ! Il fait également passer de nombreuses lois visant à « changer la vie » (pour reprendre l'intitulé du programme de Mitterrand) en abolissant la peine de mort (1981, sous l'impulsion du garde des Sceaux R. Badinter), en libéralisant le secteur de l'audiovisuel (1981) et en mettant en oeuvre une politique culturelle ambitieuse (création de la Fête de la Musique par jack Lang en 1981, construction de la pyramide du Louvre et de la nouvelle bibliothèque nationale. Enfin le gouvernement mène une politique sociale forte avec par exemple l'augmentation du SMIC de 10 % et des allocations familiales/logement de 25 % (1981), la création de l'impôt sur la fortune (1981), la passage à la semaine à 39h (1982) ou encore l'octroi d'une 5ème semaine de congés payés (1982).
B/ Cohabitations, réforme constitutionnelle et renforcement de l'exécutif.
Toutefois, face à l'augmentation des déficits publics et à la persistance de la crise, le gouvernement de Pierre Mauroy change de cap à partir de 1983 et adopte une politique d'austérité* visant à réduire considérablement les dépenses de l'Etat. Déçus par ce « tournant de la rigueur »*, les électeurs votent majoritairement pour la droite lors des élections législatives de 1986. F. Mitterrand est dés lors contraint de nommer Jacques Chirac (RPR) 1er ministre : c'est la 1ère cohabitation*, qui divise l'exécutif entre un président de gauche et un gouvernement de droite. La situation se répète entre 1993 et 1995 (F. Mitterrand du PS et E. Balladur du RPR) et entre 1997 et 2002 (J. Chirac du RPR et L. Jospin du PS). Cette cohabitation conduit à une répartition des tâches entre les deux têtes de l'exécutif : le gouvernement se charge de la politique intérieure alors que le président conserve son « domaine réservé » de la politique extérieure. Toutefois, cette situation fragilise le pouvoir, le président pouvant paralyser temporairement l'action du gouvernement en tardant à signer les textes de loi (ce que F. Mitterrand a fait à plusieurs reprises).
Le président de la République Jacques Chirac (RPR) et son Premier ministre Lionel Jospin (PS) lors du 2e sommet du Conseil de l'Europe, le 10 octobre 1997
Pour éviter de nouvelles cohabitations, Jacques Chirac entreprend en 2000 de réformer la constitution en réduisant de 7 à 5 ans le mandat présidentiel, ce qui a pour conséquences d'aligner l'élection présidentielle et les élections parlementaires, la première précédant la seconde. L'exécutif est ainsi renforcé dans la mesure où le président dispose d'une majorité du même bord politique pour conduire la politique du pays pendant 5 ans (sauf en cas de dissolution de l'Assemblée nationale). La réforme entraine aussi un renforcement de la présidentalisation du régime, comme en témoigne le mandat de Nicolas Sarkozy (2007 – 2012), qualifié « d'hyperprésidence » en raison de son omniprésence et de sa volonté de se mêler de tout en réléguant son 1er ministre au simple rang de « collaborateur » (pour reprendre les propos de Sarkozy concernant F. Fillon). En échange, le Parlement se voit offrir de nouveaux droits (comme la limitation du recours au 49-3) et de plus larges moyens de contrôle de l’action du gouvernement.
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Le temps de la défiance.
A/ La montée de l'abstention.
Les cohabitations ont contribué à brouiller la distinction entre droite et gauche (contraintes de gouverner ensemble) et la multiplication des alternances a révélé une défiance croissante des électeurs vis à vis de leurs représentants et du pouvoir exécutif. De plus en plus jugés incapables de résoudre la crise et d'améliorer les conditions de vie des français, les gouvernements sont systématiquement sanctionnés et l'abstention grandit à chaque scrutin. Légèrement supérieure à 20% lors des législatives de 1986, elle grimpe à presque 45% en 2012. En ce qui concerne les élections régionales, l'abstention se situe en moyenne autour de 50% depuis une dizaine d'années ; elle atteind même 69% pour le référendum de 2000 sur le quinquennat ! Devenue une constante de la vie politique depuis les années 1980, cette abstention massive traduit la lassitude, l'insatisfaction et la désaffection croissante des électeurs vis à vis de la classe politique traditionnelle.
L'évolution de l'abstention en France depuis 1977
B/ La montée du vote "extrême"
De plus, depuis les années 1980, des partis situés aux extrêmes de l'échiquier politique réussissent des percées électorales et parviennent même à s'installer durablement dans le paysage politique du pays. C'est en particulier le cas du « Front National », parti d'extrême droite fondé en 1972 par Jean-Marie le Pen et aujourd'hui dirigé par sa fille Marine. Peur de l'immigration et de la perte de « l'identité nationale », montée du chômage liée à la désindustralisation et à la mondialisation libérale, affairisme supposé (et parfois réel) des dirigeants, rejet de de la classe politique (le fameux « ni droite ni gauche » ou « l'UMPS » de M. le Pen) et des élites traditionnelles (notamments celles issues de l'ENA) sont autant de thèmes portés par le parti nationaliste qui séduisent des électeurs de plus en plus nombreux. Cantonné à moins de 10% des suffrages jusqu'à la fin des années 1980, le FN est aujourd'hui un des principaux partis du pays : son fondateur historique tout d'abord atteind le second tour des présidentielles en 2002 et lors des dernières élections régionales (2015) le parti a rassemblé près de 28% des voix. Il compte aujourd'hui près de 80 000 membres (contre 42 000 en 1998).
Affiche du Front Nationale
C/ Les sondages dans la démocratie d'opinion : expression du mécontentement et facteur d'évolution de l'exercice du pouvoir
La défiance et le mécontentement des citoyens apparaissent aussi par le biais des sondages dont l'usage ne cesse de se développer depuis quelques décennies. Diffusés très régulièrement par les médias, ils permettent en effet de mesurer le degré de satisfaction des citoyens et la popularité des élus, François Hollande ayant battu tous les records dans ce domaine avec seulement 13 % d'opinion favorable en septembre 2014 !
Surtout, la fréquence et la diversité des sondages modifient la manière de gouverner des responsables politiques. Ces derniers cherchent désormais avant tout à plaire aux électeurs, sous peine d'être sanctionnés lors du scrutin suivant, et ne gouvernent dés lors plus seulement en fonction d'une vision politique à long terme mais en partie en s'adaptant aux attendes/exigences de l'opinion publique. Sous la présidence de Nicolas Sarkozy, l'Elysèe a ainsi commandé plus de 300 sondages (pour un total de 9.4 millions d'euros) afin de déterminer « aux mieux » la communication et les décisions de l'exécutif. Une forme de « démocratie d'opinion »* tend donc à se mettre en place, renforçant le poids de l'opinion publique mais favorisant aussi les parties populistes dont les discours souvent simplistes passent plus facilement auprès des masses.
Evolution de la cote de popularité de François Hollande et de son gouvernement, 2012-2015 (Le Monde)
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Vers un désengagement de l'Etat.
A/ Un Etat toujours présent...
Par tradition, le poids de l'Etat reste considérable en France. Il poursuit sa politique sociale avec la semaine de 35h en 2000 ou la création du Revenu Minimum d'Insertion (RMI) en 1988 remplacé par le Revenu de Solidarité Active (RSA) en 2009. L'Etat étend même son action à de nouveaux domaines comme le développement durable (avec par exemple la création d'un ministère de l'environnement) ou la parité homme/femme, en même temps qu'il accroit son activité législative et règlementaire (la longueur moyenne du Journal Officiel est ainsi passée de 15 000 pages par an dans les années 1980 à 23 000 pages aujourd'hui). Les fonctionnaires représentent par ailleurs un peu plus de 20 % de la population active. L'Etat affirme donc toujours sa fonction régulatrice et protectrice dans une contexte notamment marqué par la précarisation de l'emploi.
Toutefois, avec la persistance de la crise économique (le chômage se maintient autour de 10 % depuis les années 1980) et la pression du déficit* (3,5 % du PIB en 2015) et de la dette publique* (98% du PIB), le poids et le coût de l'Etat sont devenus des enjeux centraux du débat politique et médiatique, comme en témoigne la mise en œuvre de la Révision Générale des Politiques Publiques (RGPP)* à partir de 2007. En outre, les privatisations se multiplient depuis la première cohabitation de 1986. Face à la mondialisation et à la diffusion du libéralisme, le rôle de l'Etat est ainsi de plus en remis en cause.
Evolution du déficit et de la dette publique 2002-2007
B/ … mais de plus en plus contesté par « le haut » (l'Etat face à la mondialisation et l'intégration européenne)...
Cette remise en cause est tout d'abord liée à l'approfondissement du processus de mondialisation. La dérégulation financière, l'ouverture progressive des frontières (Schengen) ou encore l'essor des firmes multi-nationales ont privé l'Etat de nombreuses « manettes » qui lui permettaient auparavant de contrôler et d'orienter l'économie. En 1999, le 1er ministre socialiste Lionel Jospin avouait ainsi son impuissance face aux licenciements d'ouvriers de chez Michelin (« l'Etat ne peut pas tout »). Confronté à ce libéralisme dominant, l'Etat voit donc son rôle bouleversé et perd en partie son autorité ainsi que la confiance des citoyens dans sa capacité à influer positivement sur la société et l'économie.
En outre, les compétences de l'Etat se trouvent également diminuées par le processus d'intégration européenne. En effet, depuis les accords de Maastricht de 1992, la coopération européenne dépasse le seul domaine économique et prend une dimension politique. La mise en place de la monnaie unique en 2000 a ainsi privé l'Etat de sa capacité à mener sa propre politique monétaire et il est désormais dépendant des décisions de la Banque Centrale Européenne située à Francfort. En outre, près de 20% des décisions qui s'appliquent à la France sont aujourd'hui d'abord décidées en concertation avec les autres Etats membres de l'Union. Le pays ne peut donc plus être gouverné sans tenir compte des engagements communautaires. Cette intégration à une gouvernance supra-nationale et la perte de souveraineté qui en découle sont souvent mal vécues par l'opinion publique, comme en témoigne la victoire du non au référendum sur la constitution européenne de 2005.
C/ … et « par le bas » (les politiques de décentralisation).
Enfin, le désengagement de l'Etat se concrétise par la mise en œuvre de politique de décentralisation*. Le gouvernement de la France, par tradition centralisé*, s'effectue aujourd'hui de plus en plus aux échelons inférieurs du maillage administratif et politique. En 1982, les lois Defferre organisent ainsi les premières mesures permettant le transfert de compétences de l'Etat vers les collectivités locales/territoriales* que sont les communes, les départements et les régions. Le pouvoir exécutif des préfets (fonctionnaires nommés par le pouvoir central) est transféré aux conseils généraux (département) et régionaux, élus au suffrage universel. En 2003, cette politique est réaffirmée et la décentralisation devient même un principe constitutionnel. Les collectivités obtiennent une plus grande autonomie dans des domaines de plus en vastes (éducation, transport, formation professionnelle...) et les élus locaux voient leur pouvoir renforcé, à l'inverse de celui de l'Etat central.
Les compétences des régions (France 3, à l'occasion des élections régionales de 2015)
* = pour la définition de ces termes, consultez l'article suivant : http://la-story.over-blog.com/2016/11/gouverner-la-france-depuis-1946-vocabulaire.html