L'historien et les mémoires de la Seconde Guerre mondiale en France (1ère partie)
Publié le 16 Septembre 2019
THÈME 1 : LE RAPPORT DES SOCIÉTÉS A LEUR PASSE
Chapitre 1 : L'historien et les mémoires de la Seconde Guerre mondiale en France.

Paris, janvier 1941
"Vichy, un passé qui ne passe pas", titre de l'ouvrage de Henry Rousso (1994) nous renvoie à la fois au traumatisme que constitue le souvenir de la 2nde Guerre mondiale en France et à la difficulté pour les historiens d'écrire le récit de cette période encore souvent qualifiée de "sombre".
, notamment en raison de l'héritage du régime de Vichy et de la collaboration.Ce titre nous invite ainsi à réfléchir d'une part à la construction de l'histoire et à ses enjeux et d'autre part au travail d'historien et à ses contraintes, ses limites. Il traduit les rapports ambigus mais indissociables entre l'Histoire et la mémoire ou plutôt les mémoires. Celles-ci, qu'elles soient individuelles ou collectives, sont toujours affectives,
A travers l'étude quasi historiographique de la 2ème Guerre mondiale, nous allons essayer de montrer en quoi le contexte historique influence l'écriture de l'histoire. Comment se sont construites et comment ont évolué les mémoires de la 2nde Guerre mondiale? Quels faits ont été oubliés, cachés ou amplifiés? Quelles mémoires se
successivement imposées dans le récit national? Quels sont les facteurs qui ont contribué à la transformation de ce récit et à celle des mémoires?=> Comment les mémoires de la Seconde Guerre mondiale ont-elles évolué depuis 1945?
=> Quel rôle ont joué les historiens dans ces évolutions de la mémoire du conflit?
=> Quels sont les enjeux politiques et sociétaux attachés à ces mémoires?
I - LE TEMPS DU RESISTANCIALISME : UNE MÉMOIRE OFFICIELLE ET TRONQUÉE DE LA SECONDE GUERRE MONDIALE (1944 - début 1970)
A la Libération, la France et les français sont profondément meurtris par le conflit. Le traumatisme est multiple: débâcle de 1940, humiliation de l'armistice signé à Rethondes, souffrances physiques et morales de la période de l'occupation, politique collaborationniste du régime de Vichy, destructions matérielles, déportations, opposition entre résistants et collaborateurs... Ces divisions de la société française pendant « les années noires » vont être à l'origine de mémoires différenciées, parfois même opposées. Ainsi, si tous se revendiquent victimes et acteurs de la Seconde Guerre mondiale, il est évident que le souvenir de celle-ci sera différent selon que l'on a été prisonniers de guerre, collaborateurs, résistants, déportés, nationalistes, communistes...
Ce contexte rend difficile le travail des historiens et donc l'émergence d'une mémoire commune objective et apaisée.
A - Finir la guerre : de l’épuration à l'amnistie (1944-53)
a. De l'épuration sauvage à l'épuration légale.
L'immédiat après-guerre est marqué par les troubles et les violences de l'épuration. Celle-ci, qui vise à punir les collaborateurs (ou du moins ceux qui sont désignés comme tels), se fait tout d'abord de manière "sauvage", sans cadre légal, par les résistants (ou du moins ceux qui se désignent comme tels...) : plus de 8000 exécutions sommaires, souvent en public, partout en France; environ 20 000 femmes tondues pour "collaboration horizontale" (c'est à dire pour avoir couché avec des allemands). Période d'effervescence populaire, de joie mais aussi de vengeance, de règlement de compte et de violence, ces épurations sauvages témoignent autant de la vacance du pouvoir au lendemain de la guerre que des profondes divisions de la société française suite à l'occupation.
Femmes publiquement humiliées (avant d'être abattues) pendant l'épuration sauvage (Bordeaux, août 1944)
Toutefois, cette épuration est rapidement reprise en main par le Gouvernement Provisoire de la République Française (GPRF) dirigé par le général de Gaulle. Il s'agit pour lui de réaffirmer l'autorité de l’État en ramenant l'ordre et la justice sur le territoire mais aussi d'apaiser les rancœurs qui déchirent la société française et donc, dans un sens, d'apaiser les mémoires. Les collaborateurs sont ainsi progressivement arrêtés et jugés : le maréchal Pétain est condamné à mort en aout 1945 mais sa peine est commuée en détention à perpétuité par le général de Gaulle selon le vœu de la Haute Cour de Justice e nombreux français ont en effet soutenu Pétain jusqu'à la fin du conflit et son exécution aurait constitué un traumatisme et un facteur de division supplémentaire. Son chef de gouvernement Pierre Laval est par contre condamné et exécuté quelques mois plus tard (octobre 1945) pour haute trahison, tout comme Joseph Darnand, fondateur et chef de la Milice française. Au delà de ces procès symboliques et médiatisés devant la Haute Cour, ce sont près de 120 000 personnes qui sont poursuivies : 50 000 sont condamnées (mais finissent rarement leur peine) et près de 800 sont exécutées.
Le maréchal Pétain pendant son procès (juillet 1945)
Cette épuration légale est cependant rapidement contestée: trop lente et trop clémente pour certains, trop sévère et trop rapide pour d'autres, elle suscite des polémiques et ne parvient pas à apaiser les plaies ouvertes par l'occupation et la collaboration.
b. Les lois d'amnistie.
A la suite de ces procès, le des lois d'amnistie en aout 1947, janvier 1951 et juillet 1953 concernant les faits de collaboration. Pour de Gaulle, il s'agit toujours d'apaiser les mémoires, de réconcilier les anciens ennemis, de restaurer la paix et d'assurer l'unité républicaine (il déclare d'ailleurs "Il faut que nous acceptions de nous unir fraternellement pour guérir la France blessée"). En outre, le pays a besoin de personnel compétent pour faire fonctionner l'administration et a donc "besoin" des anciens fonctionnaires de Vichy.
Les 1ères amnisties sont d'abord accordées aux coupables des crimes les moins graves par le président Vincent Auriol (pour qui "la grâce tue la haine, la mort fait des martyrs"). Les lois votées par le parlement en 1951 et 1953 élargissent la grâce aux collaborateurs et finissent par permettre la libération de presque tous les condamnés des procès d'épuration (une centaine de personnes reste emprisonnée). Malgré les précautions du gouvernement (qui précise par exemple dans le 1er article de la loi de 1953 que "La République française rend témoignage à la Résistance, dont le combat [...] a sauvé la nation. C’est dans la fidélité à l’esprit de la résistance qu’elle entend que soit aujourd’hui dispensée la clémence"), ces amnisties ne font pas pour autant consensus. Elles suscitent des débats politiques (avant leur vote à l'assemblée notamment) et des polémiques publiques comme en ce qui concerne les 13 "malgré-nous" alsaciens de la division SS "Das Reich" responsable du massacre d'Oradour-sur-Glane, condamnés en février 1953 et graciés quelques jours plus tard.
La polémique après (Panneau installé à l'entrée d'Oradour-sur-Glane, février 1953)
B - La concurrence des mémoires dans le contexte de début de la Guerre Froide: la naissance du mythe résistancialiste.


Affiche en faveur de la réhabilitation du maréchal Pétain (1951)
C - L'hégémonie du résistancialisme gaulliste et les "mémoires refoulées".
a. Un résistancialisme gaulliste dominant et omniprésent (année 1950-60).
, le mythe selon lequel les Français auraient massivement résisté durant la Seconde Guerre mondiale s'impose progressivement à la communauté nationale. Cette "mémoire officielle" véhiculée par l'Etat irrigue l'ensemble de la société et envahit le paysage quotidien des français:
- de nombreux lieux sont rebaptisés du nom de résistants: des rues bien sûr mais aussi des stations de métro parisiennes (Colonel Fabien, Guy Môquet, Jacques Bonsergent...)
lieux liés à certains événements exceptionnels du passé, souvent intervenus dans un contexte traumatique et dont la collectivité a choisi d'entretenir le souvenir)
- les discours, cérémonies et commémorations officiels se multiplient et participent à l'ancrage de cette histoire mythique dans la mémoire collective. On retiendra par exemple le discours de Malraux prononcé à l'occasion du transfert des cendres de Jean Moulion au Panthéon ("...entre ici Jean Moulin, avec ton terrible cortège..."; ).
- l'utilisation de la censure d'Etat pour faire taire les voix discordantes et masquer certains aspects de la réalité, en particulier la collaboration de Vichy. Cette censure est par exemple visible dans le film de commande "nuit et brouillard" d'Alain Resnais (1955) traitant du système concentrationnaire nazi dans lequel le képi d'un gendarme français surveillant le camp de Pithivier est masqué.
A droite, la photo originale du camp de Pithivier; à gauche, la même image dans "nuit et brouillard" après le passage de la censure d'Etat.
- les historiens quant à eux privilégient les recherches sur la Résistance; leurs parutions sont contrôlées par un organisme public, le "comité d'histoire de la 2nde Guerre mondiale" qui veille à la conformité de leur travail avec le mythe résistancialiste.
- les programmes scolaires diffusent également ce mythe en cachant ou parfois en falsifiant en partie les connaissances transmises aux élèves.

Extrait d'un manuel d'histoire de 1952 (http://langlois.blog.lemonde.fr/2015/09/10/un-manuel-dhistoire-du-cours-elementaire-en-1952/)
Cette "mémoire officielle" de la 2nde Guerre mondiale qui sature l'espace public fait donc disparaitre de la mémoire collective la diversité de la résistance, les divisions des années d'occupation ou encore la politique collaborationniste du régime de Vichy. En outre, elle empêche d'autres mémoires d'émerger et de se faire entendre.