Médias et opinion publique dans les grandes crises politiques en France depuis l'affaire Dreyfus (1ère partie)
Publié le 8 Janvier 2020
THEME 2 : IDEOLOGIES, OPINIONS ET CROYANCES EN EUROPE ET AUX ETATS-UNIS DE LA FIN DU XIXe SIECLE A NOS JOURS.
Chapitre 2 :
ère partie).

La une du journal l'Aurore du 13 janvier 1898
Depuis la fin du XIXème, les médias de masse (c'est à dire l'ensemble des moyens de diffusion capables d'atteindre et d'influencer un large public) jouent un rôle essentiel dans le fonctionnement des sociétés démocratiques. En effet, la presse, à partir des années 1880, la radio dès les années 1920, la télévision depuis les années 1950 et aujourd'hui Internet informent la population des événements politiques, économiques et autres, mais contribuent aussi à former l'opinion publique (c'est à dire l'ensemble des convictions, des jugements, des préjugés et des croyances plus ou moins partagés par une population). Ces grands médias sont ainsi tout autant le reflet de cette opinion qu'une influence majeure qui la modèle, l'unit ou la divise.
Depuis l'avènement des régimes démocratiques à la fin du XIXe siècle et notamment depuis l'instauration du suffrage universel (en 1848 pour les hommes et 1944 pour les femmes), l'opinion publique composée des "citoyens-électeurs" occupe une place centrale dans la vie politique par son pouvoir électoral et par son implication croissante dans les grands débats de société. Dans ce contexte, il s'agit de comprendre les relations entretenues entre les médias, la population et le pouvoir politique. L'étude des grandes crises politiques (périodes de tensions politiques et de mobilisation publique au cours desquelles le système de gouvernement est remis en cause) est révélatrice de ces rapports complexes dans la mesure où ces crises mettent en lumière les enjeux liés à la construction et à la maîtrise de l'information.
=> Il convient ainsi de se demander dans quelle mesure les médias de masse contribuent à l’expression, à la formation et à la participation
à la vie politique dans une démocratie ?On distinguera ici 3 périodes d'étude :
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1875 - 1944 : période où la mise en place de la IIIème République s'accompagne de la constitution d’une opinion publique. Cette période est émaillée de nombreuses crises politiques, de l'affaire Dreyfus (1894 à 1906) à l'affaire Stavisky (janvier 1934) en passant par les deux conflits mondiaux.
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1944 - 1981 : période durant laquelle, après la libération, les médias sont restructurés ; la presse entame son déclin et la télévision devient le principal média de masse. Pendant cette période, le pouvoir exerce un large contrôle sur l'audiovisuel.
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1981 - à nos jours : période marquée par de nombreux bouleversements dans le monde des médias: la presse poursuit son déclin, la radio et la télévision sont "libérées" et de plus en plus privatisées, Internet et le téléphone portable apparaissent dans les années 1990. Ces-derniers changent les pratiques des usagers, des journalistes et des personnels politiques. La notion même d’opinion publique est redéfinie.
I – 1875-1944 : L'ÂGE D'OR DE LA PRESSE ET LA MOBILISATION CROISSANTE DE L'OPINION DANS LA VIE POLITIQUE.
1. L'affirmation des médias de masse entre la fin du XIXème siècle et 1944.
a. L'âge d'or de la presse
A partir de la fin du XIXe siècle, la presse connaît un essor exceptionnel et devient un véritable média de masse. Plusieurs facteurs expliquent cette évolution:
La démocratisation de la société française :
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La mise en place de la IIIème République a permis l'affirmation de la liberté de la presse. La loi du 29 juillet 1881 met un terme à la censure en affirmant la liberté des imprimeries et des librairies. La libéralisation des médias est une des valeurs essentielles du régime (dont ont même profité les opposants à ce régime, comme le prouvent les journaux antidreyfusards).
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L'alphabétisation de la population, en particulier avec la scolarisation croissante des jeunes rendue possible par les lois Ferry/Bert de 1881 et 1882. Grâce à ces réformes, les individus devaient pouvoir exercer pleinement leurs devoirs de citoyen en étant capable de s'informer, de se forger une opinion personnelle et de voter en toute conscience. Si l'alphabétisation progresse, elle reste toutefois limitée jusqu'à la 2ème Guerre mondiale, d'où l'importance des dessins dans la presse pour faire passer des idées et des opinions (les caricatures sont très souvent utilisées en une des journaux)

Une classe de garçon (école d'Hellemmes, Nord,
La plus grande diffusion des journaux grâce :
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Aux progrès techniques nés des Révolutions Industrielles qui permettent d'accélérer et d'augmenter les tirages de presse comme d'en baisser les prix. On peut ainsi évoquer l'apparition de la rotative (presse typographique servant à imprimer en continu au moyen de cylindres et en utilisant du papier en rouleau) dans la 2ème moitié du XIXème siècle ou encore le linotype inventé vers 1885 qui permet de taper un texte à imprimer directement sur un clavier sans avoir recours aux caractères mobiles. En outre, le développement des chemins de fer permet une diffusion plus rapide et plus étendue des journaux.

Salle des rotatives (vers 1910)
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A l'augmentation du niveau de vie et à l'évolution des modes de vie qui facilitent l'accès aux médias. L'urbanisation croissante (même si celle-ci est moins rapide en France que chez ses voisins britannique ou allemand) permet aux habitants d'acheter plus aisément les journaux grâce aux vendeurs de rue (les "crieurs") et aux premiers kiosques implantés dans les rues et dans les gares.

Petits vendeurs de rue (fin XIXeme)
b. Presse d'opinion et presse généraliste
Si les journaux les plus populaires affichent une certaine neutralité et répondent au goût du public pour les faits divers (comme en témoignent par exemple les unes du « Petit Journal », quotidien le plus vendu au tournant du siècle), d'autres à l'inverse reflètent la diversité des partis-pris politiques de la population française.
, on peut citer « l'Humanité », fondé en 1904 par Jean Jaurès et organe central des communistes à partir de 1920 ou encore l'Action Française, journal d'extrême droite créé par le théoricien du nationalisme intégral Charles Mauras en 1905.
Les articles des journalistes engagés, des hommes politiques (Jaurès, Clémenceau), des intellectuels (Zola) ou des grands reporters dans les années 1930 (cf les articles d'Albert Londres sur le drame de la construction du chemin de fer Congo-océan) contribuent à forger les opinions et à nourrir les débats de société. La presse reflète ainsi la diversité des sensibilités politiques et devient un instrument de mobilisation. C'est particulièrement le cas durant l'affaire Dreyfus (1894-1906) où dreyfusards et antidreyfusards disposent grâce aux journaux de tribunes pour exprimer leurs opinions et convaincre les français d'y adhérer.
"La libre parole", journal anti-dreyfusard (1896)
c. Une presse critiquée.
Tout d'abord, on accuse fréquemment les journaux et ceux qui les rédigent de corruption. Ce sont en effet les milieux d'affaires qui financent la presse (directement ou grâce à la publicité), ce qui remet parfois en cause sa liberté et son indépendance. Ce fut par exemple le cas lors du scandale de Panama en 1890 où des journalistes (du journal « le Temps » notamment) ont été « achetés » pour faire la promotion de l'investissement dans la « Compagnie du Canal de Panama » dirigée par Ferdinand de Lesseps qui avait besoin de capitaux pour financer son projet. La presse est ainsi souvent discréditée.
Par ailleurs, la presse est parfois critiquée pour la violence de ses attaques, fréquemment fondées sur la calomnie, le mensonge et la diffamation. L'affaire Dreyfus mis par exemple en évidence la virulence de l'antisémitisme en France. De même, en 1936, Roger Salengro, homme politique socialiste alors ministre de l'intérieur du Front Populaire est l'objet d'une campagne infamante de la part de la presse d'extrême-droite en raison de son action contre les ligues. Elle l'accuse d'avoir déserté en 1915 (il avait en réalité été fait prisonnier), d'être ivrogne et homosexuel. Le journal de droite « Gringoire » le ridiculise en le surnommant « proprengro ». Il se suicide en novembre 1936.
La une du Populaire, novembre 1936
d. L'apparition de nouveaux médias.
Ici encore, le progrès technique et l'essor industriel jouent un rôle majeur dans la démocratisation de l'accès à l'information et donc dans la participation croissante des citoyens aux débats publics.
2. Les tentatives de contrôle de l'information par le pouvoir: les médias de masse, outils de gouvernement ou 4ème pouvoir?.
V
(trafic de décorations qui éclaboussa le président de la République Jules Grévy) ou celui de Panama en 1892, révélé par le journaliste antisémite Edouard Drumont dans le journal "la Libre Parole" et qui amena à la démission du ministre de l'intérieur de l'époque.
Une du journal "la jeune Garde" dénonçant la corruption des responsables politiques lors du scandale des décorations.
La presse servit également de tribune lors de l'affaire
manifestation antiparlementaire le 6 février 1934 , manifestation qui tourna à l'émeute (15 morts) et entraina la démission du gouvernement de Daladier.

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a. L'indispensable maîtrise de l'information dans le cadre de la propagande de guerre.
au début du conflit
La presse et le "bourrage de crâne" pendant la 1ère Guerre mondiale (une du journal "le Matin", 1916)
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b. Un contrôle de l'information contesté.
Toutefois, ce contrôle de l'information en temps de guerre est contesté. Pendant la 1ère Guerre mondiale par exemple,
Le nom du journal fait allusion au quotidien « l'Homme libre » (édité par Georges Clemenceau) qui critiquait ouvertement le gouvernement de l’époque et dut alors en subir la censure ; il fut rebaptisé « l’Homme enchaîné », titre qui inspira Maurice et Jeanne Maréchal pour leur « canard » (argot de journal).
En outre, plus de 400 "journaux des tranchés" ont vu le jour pendant la Grande Guerre, réalisés artisanalement par les soldats et destinés à divertir les camarades de tranchés. On peut par exemple citer "le Bochofage", "le Cri de Poilus", "le Vide-Boches, "le Crapouillot", "le Canard Poilu", "la Mitraille"....

Le Lapin à Plume, journal de tranchée.
Le 1er conlit mondial a largement contribué à modifier les rapports entre le pouvoir politique et les médias. Dès 1918, les journalistes s'organisent en créant un syndicat ainsi qu'une "charte des devoirs professionnels", code de déontologie regroupant l'ensemble des règles et des conduites éthiques qui guident l'activité.
Pendant la 2nde Guerre mondiale, les médias sont aussi mobilisés dans la lutte contre l'occupant et contre le régime de Vichy. Ainsi, face à la presse collaborationniste, on voit se développer une presse clandestine au service de la résistance.
Journaux de la résistance
à la résistance. A partir du 14 juillet 1940,

L'appel du général de Gaulle le 18 juin 1940 (https://www.youtube.com/watch?v=yBfxNzlLeJ4)