Sur la route avec Caro - épisode 3

Publié le 12 Octobre 2017

Sur la route avec Caro

Épisode 3 : Detroit

 

 

Jeudi 5 octobre. Nous retrouvons à nouveau Caroline en direct des États-Unis. Un petit problème technique nous empêche de la voir à l'écran mais le son est parfait. C'est l'essentiel. D'autant qu'il est 7 heure du matin outre-Atlantique et que notre interlocutrice est encore en pyjama dans sa chambre d'hôtel du Montana! Caroline a en effet quitté les grands centres urbains du nord-est depuis plusieurs jours et a mis le cap vers l'ouest, mais nous en reparlerons dans un prochain épisode...
 

L'essentiel de notre conversation porte sur Detroit (fondée en 1701 par le Français Antoine de Lamothe-Cadillac et dont le toponyme fait référence à la rivière traversant la ville et reliant les lacs Sainte-Claire et Érié) où Caroline a séjourné quelques jours avant de prendre la route. Elle en garde visiblement un excellent souvenir et nous décrit une ville bien loin des stéréotypes habituels.

 

Siège social de General Motors à proximité de la Detroit River

 

Nous l'interrogeons tout d'abord sur la crise que connait la métropole, touchée de plein fouet par la désindustrialisation et plus récemment par la crise des subprimes (2007).

Un peu d'histoire pour commencer. En 1903, le monde est plongé dans la Seconde Révolution Industrielle basée notamment sur la chimie et l’automobile. En France, Renault produit déjà des voitures. Aux États-Unis, Henry Ford fonde son entreprise et l'implante à Détroit qui est alors l’une des plus grandes villes du pays. Il initie surtout une nouvelle méthode de travail inspirée des principes de l'ingénieur Frederik W. Taylor : le travail à la chaine, autrement appelé "fordisme technique". Cette "organisation scientifique du travail"  va permettre de produire dès 1908 plus de 1000 Ford Model T par an, ce qui en fait rapidement la voiture la plus vendue au monde! Premier véhicule produit en masse et en série, la Ford T démocratise l'accès à l'automobile et sa diffusion accompagne la modernisation du territoire (construction de routes...). En 1914, 485 000 voitures sont produites aux États-Unis (dont 250 000 Ford T) contre 45 000 en France. Detroit connait son apogée entre 1920 et 1960 : le secteur automobile y emploie plus de 300 000 personnes (sur 1,8 millions d'habitants vers 1950), les 3 principaux constructeurs du pays y ont leur siège social (General Motors, Ford et Chrysler, les fameuses "Big Three"), plus d'une centaine de marques y sont implantées... L’ampleur de l'industrie automobile de Détroit est telle que la ville est vite surnommée la "Motor City" (ou "Motor Town"). Pendant la Seconde Guerre Mondiale, on y produit même des véhicules et des armes pour l’armée, ce qui lui vaut son autre surnom de “The Arsenal of Democracy”. Detroit rayonne dans le monde entier et la "Manufacturing Belt" (qui court de Chicago à Pittsburgh en passant par Detroit et Cleveland) est le cœur de la prospérité et de la puissance économique yankee.

 

Musée Ford, Detroit.

 

Musée Ford, Detroit.

 

Le déclin de la région en général et de Detroit en particulier s'amorce vers la fin des années 1960. Il est notamment lié aux émeutes qui explosent dans les quartiers noires de la ville en juillet 1967 (43 morts, près de 500 blessés et 2000 bâtiments incendiés) et qui entraine le départ massif de la population blanche et aisée (les afro-américains - globalement plus pauvre - représentent aujourd'hui plus de 80% des habitants de la ville). Mais le déclin de Detroit résulte surtout de la crise industrielle née de l’automatisation des usines (qui réduit le nombre d'ouvriers) et de la concurrence des Nouveaux Pays Industrialisés d'Asie (Corée du Sud, Taïwan, Singapour...) : les délocalisations et les fermetures d'usines se succèdent, les friches industrielles se multiplient, le chômage explose et la misère progresse... La "Manufacturing Belt" devient la "Rust Belt" et l'ancien fleuron de l'industrie américaine devient le symbole des difficultés du pays. La fuite de la population se poursuit et est encore accentuées à partir de 2007 par la crise des subprimes (qui conduit à l'expulsion de milliers de personnes incapables de rembourser leur crédit immobilier). La dette municipale augmente de plus en plus (elle grimpe jusqu'à 18 milliards d’euros) et mène à la mise en faillite de la ville en 2013. En perdant plus de 60% de sa population, Detroit est devenu l'archétype de la "shrinking city", concept géographique qui désigne un phénomène de "rétrécissement urbain" sur les plans démographiques, économiques (perte d'emploi) et social (paupérisation). Aujourd’hui la ville tente tant bien que mal de renaître de ses cendres, comme a pu le constater Caroline.

 

Bâtiment abandonné, centre ville de Detroit.

 

Subway, Detroit

 

Le portrait qu'elle nous en dresse est en effet loin d'être misérabiliste (précisons que Caro n'a pas eu le temps d'explorer toute la ville) . Elle évoque pêle-mêle l'hospitalité et l'énergie des habitants (comme sa chauffeuse de taxi qui décide de laisser son véhicule pour se promener toute une après-midi avec Caro!), leur attachement à Detroit et à son glorieux passé, les chantiers de rénovation qui se multiplient dans le centre-ville, comme autant de signes de la renaissance et du dynamisme retrouvé de la métropole, la vitalité de la scène musicale ou encore la ferveur autour de l'équipe de football des Lions lors de la Tailgate Party du dimanche (pendant le match contre les Falcons d'Atlanta), sorte d'immense pique-nique festif (avec écrans géants, barbecues, DJs...) où blancs et afro-américains s'unissent joyeusement sous la bannière bleu ciel de leur équipe... Bien sur, ce ne sont que des impressions fugaces, mais elles rendent toutefois bien compte de la formidable capacité de résilience de la société américaine.

 

Rénovation dans le centre de Detroit

 

Tailgate party, Detroit

 

Soirée concert au Cliff Bell's, Detroit

 

Enfin, le passage par Detroit est incontournable pour tout amateur de musique et donc évidemment pour Caroline! À la fin des années 1960, la métropole devient tout d'abord le berceau du "garage-punk", style musical agressif et rebelle basé sur des riffs de guitares saturées et des textes provocateurs, avec l'émergence de groupes aussi essentiels que les Stooges d'Iggy Pop ou le MC5 (Motor City Five) dont les membres (tous blancs) apportèrent leurs soutiens à la cause afro-américaine en intégrant le White Panther Party (organisation anti-raciste fondée en 1968). Detroit demeure aujourd'hui encore un des hauts-lieux de la scène rock, notamment grâce aux célèbres Whites Stripes et à des formations plus confidentielles mais tout aussi talentueuses comme les Von Bondies, les Gories ou les Detroit Cobras.

 

Concert des MC5, Wayne State University, Detroit, 1970

 

Detroit peut aussi se targuer d'avoir vu éclore une des plus grandes stars du hip-hop : Eminem. Issu du sous-prolétariat blanc (les "white trash"), Marshall Bruce Mathers III grandit avec sa mère à Warren, principale banlieue de la métropole (près de la 8 Mile Road dont il tirera le titre de son biopic) mais fréquente les quartiers noirs où il participe régulièrement à des "battles" (compétition entre rappeurs, échangeant leurs meilleurs raps spontanés). Devenu mondialement connu, Eminem fait la preuve de son attachement à Detroit dans la chanson hommage "Detroit vs Everybody" où il réunit la crème des rappers locaux (Royce da 5'9'', Statik Selektah, Danny Brown...).

 

Eminem, "Detroit vs Everybody" (2014)

 

Surtout, c'est en 1959 à Detroit que Berry Gordy crée ce qui deviendra une des plus célèbres et des plus influentes maisons de disque de l'histoire de la musique : la Motown (contraction de Motor Town). Sous l'influence de son fondateur visionnaire, qui s'entoure des meilleurs compositeurs et arrangeurs de l'époque, le label propose une musique soul teintée de pop où les harmonies vocales sont soutenus par des cuivres groovy et des cordes soyeuses, à même de séduire aussi bien les afro-américains que le grand public blanc. Gordy enregistre et fait connaitre des artistes incontournables comme Diana Ross & The Supremes, Marvin Gaye, Stevie Wonder ou encore Michael Jackson. Detroit, "Hitsville USA" forever...

 

Musée de la Motown, Detroit

 

Motown Dance Party (1961-1972)

 

Merci à Lucas Serre pour son travail l'industrie automobile à Detroit.

SEE YOU SOON!!!

 

PS#1 : Detroit, Bienvenue à Techno City! (d'après Sarah Diabaté)

Dans la foulée de l'apparition de la House à Chicago (voir "Sur la route avec Caro - épisode 2), le style techno se développe à son tour dans la métropole industrielle de Detroit. Au début des années 1980, Derrick May, Juan Atkins et Kevin Saunderson (les fameux "Belleville Three", du nom de la banlieue excentrée où ils résident), sont les premiers à produire un nouveau son électronique caractérisé par des mélodies sombres, une structure répétitive, une quasi absence de voix et la montée en puissance progressive des lignes de basse et de percussions. Inspirés tant par le groove de Funkadelic que par la disco synthétique de l'italien Giorgio Moroder et la pop mécanique des Allemands de Kraftwerk, la techno est surtout à l'image de la ville de Detroit, comme le confie Juan Atkins : «la techno ne s’est pas construite contre la soul de Motown. (...). Mais le son de ces disques, inspiré à l’origine par le rythme des chaînes de montage automobile, était dépassé. A notre époque, les usines utilisaient déjà des ordinateurs et des robots pour construire des voitures. C’est ça qui nous intéressait.».  Pour son compère Derrick May, c'est avant tout la crise industrielle qui nourrit leur inspiration et donne à leur musique toute sa dureté: «cette ville est dans un état de dévastation totale. Les usines ferment, les gens sont à la dérive et les gamins s’entretuent pour le fun. Si notre musique est la bande-son de tout cela, j’espère qu’elle permet de comprendre quelle désintégration nous vivons.»

 

Cybotron, Alleys of your Mind (1981)

 

Le mouvement techno prend véritablement son essor à Detroit en 1981 avec la sortie du titre "Alleys Of Your Mind" de Cybotron (duo composé de Juan Atkins et de Richard Davis) et se diffuse ensuite en Europe grâce à deux compilation parues en 1988 ("Techno : The New Dance Sound Of Detroit") et 1991 ("Retro Techno/Detroit Definitive"). Une deuxième vague techno se développe au début des années 1990 dans la Motor Town autour de DJ comme Jeff Mills et Carl Craig qui connaitront tous deux un succès planétaire. Surtout, ses innovations sonores irriguent tous les milieux créatifs à partir des années 1990 et peuvent être considérées comme les fondements du renouveau musicale aujourd'hui regroupé sous le terme de "musique électronique".

Pour aller plus loin :

- http://fr.traxmag.com/article/10149-1981-1988-la-naissance-de-la-techno-a-detroit

- http://next.liberation.fr/musique/2011/07/26/detroit-techno-a-trois_751332

 

Go Lions! Bus fan, tailgate party, Detroit.


 

Rédigé par Team Histoire-Géo

Publié dans #Sur la route avec Caro

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