La longue marche de la Chine vers l'ouest (monde-diplomatique.fr)

Publié le 23 Mars 2020

La longue marche de la Chine vers l’ouest

 

"Visites officielles, pose de premières pierres ou encore inauguration d’usines électriques, le président Xi Jinping ne chôme pas pour rénover l’image de la diplomatie chinoise. En exhumant la Route de la soie, il entend combiner essor économique et liens stratégiques. A défaut d’alliés en Asie de l’Est, il espère en gagner à l’ouest.

 

Le long de la nouvelle route de la soie (N.Sridi)

 

Le président chinois a un sens aigu de la communication. En remettant au goût du jour la Route de la soie, dont les traces remontent au IIe siècle avant Jésus-Christ, il a réussi à faire tout à la fois rêver les Chinois et fantasmer les Occidentaux. Les premiers y voient un retour à leur gloire passée — du temps où ils organisaient de prestigieuses caravanes chargées d’épices, de soieries et de porcelaine, dominant avec l’Inde les échanges mondiaux. Les seconds imaginent les traversées de paysages inouïs à dos de chameau, du temps du Livre des merveilles de Marco Polo, des découvertes et des conquêtes. Le président Xi Jinping s’est fait lui-même lyrique en lançant l’idée au cours d’un voyage sans relief au Kazakhstan : « Je peux presque entendre le tintement des cloches accrochées aux chameaux et voir les volutes de fumée s’élever dans le désert » En Chine, les chercheurs s’agitent pour affirmer les racines historiques de l’affaire. En Occident, les chasseurs nostalgiques de belles images et les prosaïques organisateurs de voyages se sont emparés du filon. Les amateurs de reportages exotiques vont être servis.

La très officielle agence Xinhua, qui y a consacré une série d’articles, a publié, le 8 mai 2014, la carte « officielle » de cette « route de la soie » qui sera, en fait, une route à trois voies : une voie maritime émaillée d’investissements chinois d’aide à la construction de ports, comme au Sri Lanka ou au Pakistan, et deux itinéraires terrestres appelés « ceintures économiques de la route de la soie », qui s’accompagnent d’un programme impétueux d’infrastructures réalisées ou en gestation : autoroutes, chemins de fer, aéroports, pipelines... L’un traverse toute la Chine d’est en ouest avant de franchir le Kazakhstan, la Russie, la Biélorussie, la Pologne, l’Allemagne et les Pays-Bas ; l’autre, plus au sud, rejoint l’Ouzbékistan, l’Iran, la Turquie. De Xi’an, ancienne capitale de l’Empire chinois avec sa spectaculaire armée enterrée, au grand bazar d’Istanbul, mythique carrefour commercial, dix pays à traverser, des milliers de kilomètres à franchir, des dizaines de sites historiques à faire revivre... Le projet ne manque pas de panache.

 

Yuxinou, le train reliant Chongqing, au sud-ouest de la Chine, à Duisbourg en Allemagne.

 

Pour l’heure, la réalisation la plus spectaculaire s’appelle Yuxinou, le train reliant Chongqing (ses trente-deux millions d’habitants, ses usines gigantesques) à Duisbourg en Allemagne, dont M. Xi a visité la gare terminale lors de son voyage européen en mars 2014. Onze mille kilomètres de rail sur lesquels transitent les produits de l’américain Hewlett-Packard (HP), dont les deux tiers sont fabriqués à Chongqing, ou encore les voitures allemandes BMW ou Mercedes-Benz. De porte à porte, il faut compter vingt jours, « deux fois plus vite que par la mer pour seulement 20 à 25 % plus cher », note M. Ronald Kleijwegt, responsable logistique d’HP en Europe, qui souligne, entre autres avantages, le temps d’attente réduit entre deux cargaisons. Toutefois, le trafic reste modeste, à raison de trois à quatre convois par semaine, transportant chacun quarante à cinquante conteneurs (contre plusieurs milliers par cargo). Mais le trafic, qui a grimpé de 80 % en 2013, devrait poursuivre sa progression, selon M. Kleijwegt (4). Yuxinou, premier des grands investissements transnationaux à se concrétiser, est symbolique de cette « marche vers l’ouest » décrétée par les dirigeants chinois. On aurait tort de n’y voir qu’une histoire de marketing géopolitique. Sans doute est-il prématuré de parler, dans le sillage du diplomate Yang Xiyu, de « signal d’un changement historique de la politique chinoise ». Mais le pouvoir cherche incontestablement à rééquilibrer son mode de développement tout comme ses relations diplomatiques.

 

Plus qu’une ancienne route commerciale, une nouvelle stratégie d’alliances.

Après avoir longtemps fait appel aux capitaux extérieurs, il veut à l’avenir favoriser ses investissements à l’étranger (et ne plus se contenter d’acheter les bons du Trésor américains). Après avoir développé l’Est et sa côte pour des productions tournées vers l’exportation, il veut s’attaquer au désert de l’Ouest — avec la conviction que la croissance et l’enrichissement réduiront les revendications ethniques et indépendantistes au Xinjiang musulman, notamment. Après avoir privilégié ses relations avec l’Occident développé — Etats-Unis en tête— et le Sud-est asiatique, il veut approfondir les rapports avec l’Ouest — l’Asie centrale, mais aussi le Pakistan, l’Afghanistan, la Turquie... Cette nouvelle stratégie semble répondre à quatre impératifs intimement mêlés : la relance politique intérieure avec un horizon mobilisateur ; la sécurisation des approvisionnements énergétiques ; la revitalisation de la « diplomatie de la périphérie », un peu délaissée ; la recherche d’alliés qui lui font cruellement défaut en Asie de l’Est et du Sud-Est, où les Américains dominent largement. De ce point de vue, l’Organisation de coopération de Shanghaï (OCS), qui regroupe les républiques d’Asie centrale (Kazakhstan, Kirghizstan, Ouzbékistan, Tadjikistan), la Russie et la Chine, avec entre autres l’Inde, le Pakistan ou l’Afghanistan comme observateurs, peut constituer une base de départ. Pékin a toujours misé sur deux tableaux : les ententes bilatérales et des négociations multilatérales. Même si on ne peut pas dire que l’OCS, créée en 2001, a marqué l’histoire diplomatique de la région.

 

Les nouvelles routes de la soie

 

Pour comprendre les motivations actuelles, Wang Jisi, l’un des théoriciens de ce changement stratégique, chercheur à l’Institut des études internationales de l’université de Pékin et conseiller du pouvoir, rappelle qu’en Chine les préoccupations intérieures et extérieures sont toujours extrêmement imbriquées. « Les régimes ont souvent été renversés par une combinaison de soulèvements internes et d’invasion extérieure », explique-t-il dans un article de Foreign Affairs où il expose pour la première fois ce nouveau cap souhaité. Ainsi les Ming qui, en 1644, doivent faire face aux « paysans qui envahissent Pékin et aux Manchous qui envahissent le Nord ». Ou encore les Qing au début du XXe siècle, pris en sandwich entre les révoltes dans tout le pays et les invasions étrangères (occidentales et japonaise). Quels sont les défis contemporains selon Wang Jisi ? La montée des mouvements sociaux ainsi que des revendications ethniques des Tibétains et des Ouïgours à l’intérieur ; l’hostilité des Etats-Unis et du Japon à l’extérieur. La crainte pour la stabilité du pays et (surtout) le maintien au pouvoir du Parti communiste chinois devrait donc pousser à une « réorientation positive ». Pas question en effet de transformer Washington en ennemi obsessionnel : « Peu de pays —si tant est qu’il y en ait— seraient prêts à rejoindre la Chine dans une alliance antiaméricaine », reconnaît-il avec réalisme.

Certes, les escarmouches se multiplient en mer de Chine, et chaque fois Pékin y voit la main de Washington. Mais la raison finit par l’emporter. En novembre 2014, les présidents chinois et américain ont signé un accord pour réduire les émissions de CO2 d’ici à 2030 —une entente plus politique qu’environnementale, qui n’en dessine pas moins une direction commune, la première depuis longtemps. Tout aussi positive est la rencontre entre M. Xi et le premier ministre japonais Abe Shinzo, alors que les deux pays étaient au bord de la rupture depuis près de deux ans. En fait, constate Wang Jisi, « malgré l’interdépendance économique entre la Chine, les Etats-Unis et le Japon, il n’y a aucune confiance entre les trois ». Et nul ne parie sur un revirement amoureux dans la prochaine période. Une seule solution, donc : « “Marcher vers l’ouest”. [Cela] devient une nécessité stratégique pour la Chine en tant que grande puissance, afin de favoriser la coopération, d’améliorer l’environnement international et de renforcer ses capacités de concurrence » face aux Etats-Unis. Ainsi se définit, pour le moment, la nouvelle « route de la soie ».

 

Construction de corridors transnationaux et création de zones de libre-échange.

Et le moins que l’on puisse dire, c’est que le président chinois ne lésine pas sur les moyens. Dès novembre 2014, il a annoncé la création d’un « Fonds d’investissement pour la route de la soie » qui sera doté de 40 à 50 milliards de dollars (entre 32 et 40 milliards d’euros). Il devrait financer la construction de corridors transcontinentaux et la mise en place de zones de libre-échange — à la manière de celle créée à Shanghaï. De quoi compléter le programme de « développement du Grand Ouest » adopté par la précédente équipe. Ainsi la ville chinoise de Khorgos, l’un des plus grands nœuds routiers à la frontière du Kazakhstan, a poussé comme un champignon au cours de la décennie, étendant ses tentacules des deux côtés de la frontière ; des autoroutes sont construites pour joindre Almaty et une ligne à grande vitesse devrait atteindre Urumqi, la capitale du Xinjiang.

 

Affiche de promotion du projet OBOR (one belmt one road)

 

En 2013, M. Xi Jinping s’est lancé dans une tournée exceptionnellement longue (dix jours) en Asie centrale, signant un nombre impressionnant de contrats : 22,5 milliards de dollars de promesses d’investissements et vingt-deux accords touchant à l’énergie ainsi qu’aux secteurs des transports ou de l’agriculture au Kazakhstan ; plus de 6 milliards de dollars d’aide au développement du site gazier de Galkynysh au Turkménistan et la construction d’un pipeline d’ici à 2020 ; à peine moins au Kirghizstan, où, en plus du pétrole, la Chine s’est engagée à développer le réseau électrique... Evidemment la concurrence avec la Russie limite ses ambitions. Mais Moscou, qui connaît des difficultés économiques et de sérieux déboires dans ses relations avec l’Europe, se fait plutôt arrangeant. Le Kremlin a signé l’an dernier un gigantesque accord énergétique qui le lie pour plus de vingt ans à son rival asiatique...

Les dirigeants chinois consolident également leurs relations avec le Pakistan, en investissant 46 milliards de dollars (37 milliards d’euros) dans la construction de routes, chemins de fer, réseau électrique, etc., ainsi qu’avec l’Afghanistan, auquel ils ont promis 245,4 millions de dollars pour « développer l’agriculture, l’hydroélectricité et la construction d’infrastructures », sans compter les investissements semi-publics dans les mines de cuivre. Il est significatif que, pour son premier voyage à l’étranger, le nouveau président Ashraf Ghani ait choisi Pékin, qu’il espère voir sortir de sa réserve diplomatique une fois les soldats américains partis.

 

Accords bilatéraux, aides à l’investissement, internationalisation du yuan… Va t-on vers un plan Marshall chinois ?

Au total, la Chine fait valser les milliards de dollars vers l’ouest, au service d’un programme économique d’envergure et d’un plan stratégique ambitieux. A la surprise générale, elle a même donné naissance à la Banque asiatique d’investissement dans les infrastructures. En concurrence affichée avec la Banque mondiale, celle-ci regroupe vingt et un pays (dont l’Inde, la Malaisie, Singapour, le Vietnam, les Philippines, le Qatar, le Koweit...), malgré les pressions américaines sur des pays comme l’Australie qui finalement n’a pas signé. Elle devrait commencer à fonctionner cette année avec un capital de 50 milliards de dollars (40 milliards d’euros) et favoriser les échanges en yuans entre Pékin et ses partenaires. L’internationalisation de la monnaie chinoise se poursuit pas à pas.

Faut-il y voir, comme le craint le Wall Street Journal, un « plan Marshall chinois », en référence au plan américain en Europe après la seconde guerre mondiale ? « A première vue, il s’agit de la même proposition gagnant-gagnant » : fournir des fonds qui reviendront ensuite aux entreprises chinoises, en leur assurant leurs besoins énergétiques ou en leur garantissant des marchés. Au moment où les aciéries chinoises connaissent des surcapacités de production et les entreprises du bâtiment de grandes difficultés, on voit rapidement l’intérêt du développement des infrastructures... « La véritable question, assure le Wall Street Journal, est de savoir si les pays asiatiques accueilleront favorablement ce transfert de leadership des Etats-Unis vers la Chine. » Pour l’heure, Pékin promet d’appliquer la règle des « trois non » : pas d’ingérence dans les affaires intérieures, pas de recherche de zone d’influence privilégiée, pas de lutte pour asseoir son hégémonie. Trop beau pour être vrai ?

 

Martine Bulard , Manière de Voir n°139, février-mars 2015.

Source : https://www.monde-diplomatique.fr/mav/139/BULARD/52587

 

 

 

Rédigé par Team Histoire-Géo

Publié dans #Term Géo

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