Les enjeux de la restitution du patrimoine africain (geo.fr / nonfiction.fr)

Publié le 8 Décembre 2024

Pour mieux comprendre les enjeux de la restitution aux États africains de leur patrimoine culturel, conservé en grande majorité dans les musées européens, vous trouverez ci-dessous deux interviews de l’historienne de l’art Bénédicte Savoy, coautrice avec le Sénégalais Felwine Sarr d’un rapport commandé par la France sur ce sujet.

Bonne lecture!

 

Statues anthropomorphes du royaume de Dahomey (Bénin) datant de 1890-1892, exposées au musée du Quai Branly, à Paris. 

 

Bénédicte Savoy : « Les restitutions d'œuvres d'art seront l’un des grands enjeux du XXIe siècle entre l’Europe et l’Afrique »

 

"La France est le premier pays occidental à avoir engagé un processus de restitution d’objets d’art africains à leurs pays d’origine. S’agit-il de réparer les pillages perpétrés durant la colonisation ?

Les démarches de restitution ne s’inscrivent plus dans le contexte de la décolonisation, mais dans une logique globale de justice sociale et patrimoniale, d’égalité et de lutte contre le racisme. Il s’agit de réajuster un déséquilibre criant : la quasi-totalité du patrimoine matériel africain ancien se trouve en Europe, dans des musées. En Afrique, les deux plus grands musées sont à Kinshasa [République démocratique du Congo] et à Lagos [Nigeria] : ils possèdent 40 000 pièces chacun. Mais si vous additionnez les inventaires des grandes collections publiques en Europe, vous arrivez à un total de 500 000 pièces : 69 000 à Paris, au musée du Quai Branly, 75 000 à Berlin, 69 000 à Londres, 140 000 à Bruxelles… Sans compter les collections du Vatican, dont on ignore l’étendue. Presque tous les objets d’art africains sont conservés en Europe, et seule une infime partie est montrée. Mais il ne faut pas se placer uniquement dans une logique de réparation comptable : la restitution implique de regarder l’histoire, de soupeser le passé, et d’affirmer que ce qui est arrivé aux XIXe et XXe siècles n’est plus supportable aujourd’hui. La violence coloniale a débouché sur une « extraction culturelle » massive de pièces de natures très différentes. Des objets de pouvoirs – trônes, couronnes, armes d’apparat –, autant de butins de guerre constitués lors de la conquête coloniale. Il y a aussi les pièces rapportées par des expéditions scientifiques. La mission Dakar-Djibouti (1931-1933), par exemple, qui se déplaçait avec des camions et raflait le maximum d’objets, souvent de manière brutale, ou par la menace. L’objectif était de mieux connaître le mode de vie des populations, mais cela dans le but de les maîtriser et de leur faire payer l’impôt. Enfin, les missionnaires se faisaient remettre les objets rituels pour prouver leur réussite dans la conversion des populations au christianisme. Ils en faisaient d’ailleurs un commerce.

Pourquoi ces demandes ont-elles mis aussi longtemps à aboutir ?

En fait, ce débat a déjà eu lieu dans les années 1970-1980, à la demande des pays africains. Dès les indépendances, des intellectuels, poètes, cinéastes, journalistes, ont réclamé le retour de ces œuvres. En 1965, Bingo, un magazine édité à Dakar, a publié un texte intitulé : Rendez-nous l’art nègre !. Ce texte affirmait en substance : nous sommes des pays autonomes. Pour construire notre avenir, nous devons nous reconnecter à notre patrimoine matériel et immatériel, à nos langues, nos religions… Ce débat a été porté au Conseil international des musées [une ONG créée en 1946 et qui siège à Paris], à l’Unesco, dans les médias… Mais les grands musées européens ont élaboré des stratégies de défense avec, en outre, un sentiment de supériorité non formulé : ces collections ne pouvaient être bien conservées qu’en Occident… En France, le terme « inaliénabilité » – l’impossibilité de céder des oeuvres appartenant au patrimoine public – a longtemps servi de formule magique pour bloquer tout débat. Pourtant, en décembre 2020, quand il a été décidé d’adopter une loi d’exception pour autoriser les premières restitutions au Bénin et au Sénégal, l’Assemblée l’a adoptée à l’unanimité. Les mentalités ont évolué et nous assistons à un retour de boomerang : le débat étouffé il y a quarante ans revient avec d’autant plus de force…

L’objectif n’est pas de vider les musées européens de l’ensemble de leurs collections africaines…

Absolument pas. Dans le rapport remis au Président Macron, nous avons préconisé de répondre favorablement aux demandes. Il faut donc qu’il existe une démarche préalable. Il n’est pas question de rapporter dans les ports de Cotonou, de Douala ou d’Abidjan des objets que personne n’aurait réclamés… Il faut noter que les premières demandes portent sur les objets de pouvoir, pris lors de razzias militaires restées dans la mémoire collective comme des épisodes de grande violence et de per te de souveraineté. Le Bénin, «petit» pays d’Afrique, a ainsi été le premier à obtenir, en novembre dernier, une restitution majeure : 26 objets, statues , trônes, portes monumentales sculptées, pesant au total 2,5 tonnes. Ces pièces proviennent du pillage du palais royal d’Abomey, en 1892. De plus, les musées ne se vident jamais. En 1815, la France a dû rendre tout ce que la Révolution française et Napoléon avaient raflé lors de leurs campagnes européennes, cela n’a pas ruiné le Louvre… Les musées disposent de réserves, ils font de nouvelles acquisitions, montrent d’autres objets. Certaines collections africaines en Europe seront peut-être très réduites dans cent cinquante ans, mais ceci ne doit pas entraver le processus. Quand, dans un musée, vous découvrez un objet précieux, unique, qui vous procure un plaisir esthétique, vous apporte de la connaissance, il faut toujours avoir à l’esprit que cette pièce n’est pas visible ailleurs. Personne ne peut l’admirer dans son pays d’origine, parce qu’elle y a été confisquée il y a centre trente ans.

À qui faut-il rendre ces objets d’art ?

Aux États, à des communautés ? Cette question doit être résolue par les pays qui demandent le retour. Le patrimoine n’est pas une chose figée, que l’on déplace d’un point à un autre. Au Bénin comme au Nigeria, c’est seulement à partir du moment où l’on a su que les objets allaient revenir que des débats se sont enclenchés : est-ce que telle pièce prise à un roi au XIXe siècle appartient à ses descendants, à la ville où il régnait, ou à la nation ? Un objet religieux volé à une communauté particulière doit-il forcément lui être rendu ? À Cotonou [Bénin], en février dernier, dans son discours d’inauguration de l’exposition des 26 pièces restituées, le Président Patrice Talon a expliqué que les objets avaient bien été pris dans le palais du roi Behanzin, à Abomey, mais que tout ceci appartenait aujourd’hui à la république du Bénin. On « républicanise » un patrimoine précolonial : cela semble compliqué, mais les gens le comprennent très bien. Chaque pays va trouver sa voie. Au Cameroun, où il existe de nombreux royaumes, il faudra probablement restituer des pièces à des chefferies traditionnelles.

Les restitutions ne se limitent pas au retour physique des oeuvres. Elles comportent aussi des enjeux culturels et sociaux…

Avec le retour des objets, on restitue le savoir qu’ils renferment. On rend aussi des inventaires, des photos, mais on réveille surtout des potentiels. Dans les musées européens, ces pièces, qui sont les témoins matériels de cultures spécifiques, ont été privées de leur pouvoir agissant, de leur fonction esthétique, pratique ou rituelle, de leur capacité à faire germer des idées. Certains de ces potentiels peuvent à nouveau se libérer, sans que l’on puisse prévoir sous quelle forme : c’est stimulant ! Les pièces restituées ont un tel pouvoir d’évocation que ce sont elles qui vont désormais susciter des créations. L’exemple récent de Cotonou en apporte une preuve extraordinaire. Les 26 pièces rendues ont été exposées cette année [entre février et mai] en combinaison avec 130 oeuvres d’art contemporain, et cela a donné un résultat incroyable. Dans la partie « historique », on a vu de jeunes enfants, accompagnés de leurs parents et grands-parents, découvrir des statues anciennes et poser des questions sur leur origine, leur signification. Dans la partie contemporaine, des chefs traditionnels, en tenue d’apparat, se sont confrontés à des œuvres afrofuturistes. Cela a créé des rencontres, des chocs de temporalité très riches. En trois mois d’exposition gratuite, 175 000 visiteurs ont afflué. À l’échelle du pays [13 millions d’habitants], c’est énorme ! Et tout ceci a engendré de nouveaux projets, des dynamiques inattendues : le Bénin souhaite désormais avoir un pavillon à la prochaine biennale de Venise [2024] et l’État a créé une collection publique d’art contemporain.

Les habitants redécouvrent avant tout leur culture, leur passé…

Oui, bien sûr. Les gens se réapproprient l’histoire de leur pays et sa chronologie. Les objets restitués datent majoritairement de la période précoloniale, qui est aujourd’hui souvent mal connue sur place. Des régions entières ont été coupées de leurs racines. Dans l’exposition de Cotonou, des cartes d’anciens royaumes ouest-africains étaient affichées. Ainsi, les visiteurs peuvent-ils se reconnecter avec cette période de leur histoire. Ils renouent aussi avec la fonction originelle des objets. En novembre 2021, alors que les pièces restituées étaient encore entreposées dans des caisses, des collègues béninois nous ont dit : « Nous ignorons dans quelle langue nous devons parler à ces statues. » Là, il ne s’agissait pas d’une question abstraite. Quelles langues étaient utilisées autrefois pour s’adresser à ces objets ? Est-ce qu’elles existent encore ? Du coup, des universitaires béninois, autour de Didier Houénoudé, veulent lancer un travail de recherche pour recenser les langues parlées dans tel ou tel royaume à l’époque.

Quel rôle joue ce patrimoine dans des sociétés où domine la culture orale ?

Ces pièces raniment des savoirs et agissent aussi sur le plan émotionnel. Lors d’une récente exposition au musée de Cologne, la conservatrice Nanette Snoep a permis à des artistes et des intellectuels nigérians de toucher des oeuvres provenant du pillage de Benin City, au Nigeria, en 1897. La professeure d’histoire de l’art Peju Layiwola, de l’université de Lagos, raconte qu’elle a fondu en larmes au contact d’une des pièces, et que cette sensation lui a aussitôt inspiré un poème. Dans les sociétés de tradition orale, certaines oeuvres sont des supports destinés à enseigner l’histoire, comme des bandes dessinées. Les bronzes de Benin City, dont des centaines d’éléments se trouvent au British Museum, à Londres, racontent l’épopée de l’ancien royaume d’Edo. Ailleurs, des défenses sculptées d’éléphant retracent des victoires militaires, à la façon de notre colonne Vendôme. Quand un support iconographique n’est plus disponible, son récit n’est plus transmis, et peut être oublié. Au Cameroun, la chercheuse Yrène Matchinda se rend avec d’anciennes photos dans des villages reculés pour recueillir la mémoire liée à des objets « disparus ». Elle n’obtient parfois que d’infimes détails mais, à partir de cela, elle parvient à reconstituer leur histoire et leur usage. Et ce sont bien les objets qui réveillent la mémoire.

Ces restitutions concernent aussi la jeunesse franco-africaine, et les diasporas installées en Europe…

C’est un point primordial. Les jeunes générations de binationaux ou originaires d’Afrique voient un changement majeur s’opérer ici et peuvent en mesurer les effets là-bas. L’exposition de Cotonou a été rouverte jusqu’à la fin août pour permettre à la diaspora qui vient en vacances de découvrir ces oeuvres sur place. Cela donne au visiteur une conscience de soi, une valeur à sa culture d’origine. C’est une source de fierté. À la dernière biennale de Dakar, en mai et juin derniers, la question des restitutions était sur toutes les lèvres. Les artistes contemporains, chorégraphes, cinéastes, designers, montrent une réceptivité et un attachement évident à ce patrimoine ancien. Or, faute de visas et de moyens économiques, ces générations n’ont quasiment pas accès aux collections montrées en Europe. Il est d’autant plus important que ces œuvres puissent assurer un lien entre les deux continents.

La conception de l’art est très différente en Europe et en Afrique. Certains objets pourraient-ils revenir à leur emplacement initial, ou retrouver leur ancienne fonction ?

C’est aux pays concernés d’en décider souverainement. Si on considère que telle œuvre doit retrouver son village d’origine, c’est très bien ainsi. Des objets peuvent aussi circuler en procession, dans le cadre d’une fête, d’une cérémonie… Un exemple : le musée national du Mali, à Bamako, prête certaines pièces à des communautés villageoises, le temps d’un rituel. Elles retrouvent ensuite leur place dans les collections. Les communautés savent qu’elles y sont bien conservées, en sécurité.

L’opération réalisée au Bénin sera-telle reproduite ailleurs ?

Chaque pays représente un cas particulier. Mais, ce qui s’est passé à Cotonou est, du point de vue des relations culturelles Nord-Sud, l’équivalent de la chute du mur de Berlin au niveau géopolitique. Fin 2018, au moment de la remise de notre rapport, le ministre béninois de la Culture ne croyait toujours pas au retour des pièces demandées. Tout en reconnaissant que, si cela se concrétisait, la donne serait définitivement changée. Le geste de la France, la restitution d’objets qui étaient exposés en permanence dans un grand musée, a fait irrémédiablement bouger les lignes. L’Allemagne s’apprête à rendre au Nigeria des objets résultant du pillage de Benin City. Le mouvement s’étend à la Belgique, aux Pays-Bas, à la Suisse et au Royaume-Uni, avec les collections universitaires de Cambridge et d’Aberdeen. Les restitutions vont représenter l’un des grands enjeux du XXIe siècle entre l’Europe et l’Afrique. Cela va devenir une question globale avec l’entrée dans le processus des États-Unis, qui n’ont pas de passé colonial : la Smithsonian Institution [une fédération de 19 musées et neuf centres de recherches] a récemment annoncé qu’elle allait rendre certains «bronzes du Bénin» à l’État nigérian.

Cela peut-il engendrer un nouveau type de relations entre l’Afrique et l’Europe, en particulier la France ?

Ce processus montre que la période de défiance et de déni est terminée. Cela suffira-t-il à restaurer l’image de la France en Afrique de l’Ouest ? Difficile à dire. Mais il faut reconnaître que, cette fois, la promesse a été tenue. Ces restitutions doivent fonder une nouvelle éthique relationnelle entre l’Afrique et l’Occident . D’ici quelques années, nous verrons le Bénin, le Nigeria, l’Égypte, et d’autres pays, proposer des prêts d’oeuvres africaines en échange de telle création européenne majeure, ou d’une contribution financière. Déjà, les pays qui ont obtenu les premières restitutions sont disposés à faire circuler ces objets. Il faut d’abord leur laisser le temps de se les réapproprier et comprendre qu’ils les prêteront en fonction de leurs propres priorités. Au Bénin, terre d’origine du vaudou, des conservateurs envisagent de montrer certaines collections aux Caraïbes, où ce culte est pratiqué. L’universalisme prôné par l’Occident peut être impulsé depuis d’autres régions de la planète.

Le mouvement peut-il s’étendre à d’autres continents, ou concerner des périodes plus anciennes ?

Oui, il faut souhaiter que des pays et des régions qui ont été coupés de leur histoire et de leur patrimoine dans un contexte de violence et de domination coloniale puissent, s’ils le souhaitent, récupérer des pièces importantes. Dans les années 1970, le Sri Lanka a fait des démarches auprès de musées britanniques et allemands. L’Inde réclame de nombreux objets au Royaume-Uni, l’Indonésie a obtenu des restitutions de la part des Pays-Bas. L’Irak réclame, par exemple, le code de Hammurabi [XVIIIe siècle avant J.-C.], qui se trouve au Louvre. En ce qui concerne l’Antiquité, les pillages d’objets remontent souvent à la période coloniale. Les oeuvres réclamées pourraient donc être restituées de la même façon."

Par Boris Thiolay, le 28.10.2022

https://www.geo.fr/geopolitique/benedicte-savoy-les-restitutions-seront-lun-des-grands-enjeux-du-xxie-siecle-entre-leurope-et-lafrique-212369

 

Source : Arthkade, Bénédicte Savoy et Jeune Afrique, projet equal Earth

 

Rendre l’art africain, un enjeu géopolitique

 

"En novembre 2021, différents objets précieux, confisqués par la France à la fin du XIXe siècle, ont été resitués au Bénin. Ce geste significatif a permis un approfondissement de la réflexion sur le retour des biens pris en Afrique par les Européens au cours de la période coloniale. Après des décennies de déni et d’amnésie, qu’en est-il de cette question sensible qui mêle de multiples acteurs, et des enjeux politiques, sociaux, économiques ou culturels variés. L’historienne de l’art Bénédicte Savoy revient sur ces questions, à l’occasion de la sortie de son dernier livre.

Le patrimoine est désormais l’un des thèmes majeurs dans les programmes de Terminale. La question de la propriété des œuvres y est posée avec la présence de frises du Parthénon au British Museum et le patrimoine de Tombouctou permet de pleinement saisir la dimension géopolitique de la question. 

Nonfiction.fr : Votre livre est d’abord paru en allemand en 2021. Vous montrez qu’entre cette date et la publication en français, les restitutions se sont accélérées entre la France et le Bénin. L’Allemagne et la Belgique semblent également prêtes à suivre l’exemple français. Comment expliquez-vous ce mouvement, qu’il convient bien sûr de nuancer puisque l’essentiel du patrimoine artistique africain se trouve toujours en Europe ?

Bénédicte Savoy : Il y a quarante ans déjà, la question de la restitution à l’Afrique de son patrimoine culturel transféré en Europe à l’époque coloniale était à l’ordre du jour. Des réclamations ont été formulées. Les pourparlers ont échoué. Ils ont été ensuite oubliés, ou plutôt activement réprimés par certains acteurs de la vie culturelle, musées en tête. L’existence de ce premier débat sur les restitutions et l’amnésie qui l’entoure est sans doute l’une des découvertes les plus surprenantes de ces derniers mois. Dans les années 70, les musées européens et les administrations culturelles ont non seulement réussi à faire échouer le combat de l’Afrique pour la récupération de son patrimoine culturel, mais aussi à étouffer le débat public et à effacer la mémoire collective qui lui était liée. La question revient aujourd’hui dans nos sociétés avec la force décuplée d’un boomerang, comme le retour d’un refoulé colonial. Mais cette fois elle ne peut plus être ignorée. Restitution, décolonisation, justice sociale et justice patrimoniale vont main dans la main.

Vous avez, avec Felwine Sarr, rédigé un rapport pour le président Emmanuel Macron sur la restitution du patrimoine africain en 2018. Ces collections d’art se trouvent pour l’essentiel à Paris, Londres, Bruxelles et Berlin. Comment quantifieriez-vous ces œuvres d’art africaines qui se trouvent en Europe ?

Telle qu’elle se présente aujourd‘hui, la géographie mondiale du patrimoine matériel de l’Afrique ancienne est inextricablement liée à celle de l‘occupation du continent par les Etats européens aux XIXe et XXe siècles. A l‘extraction systématique, au profit des métropoles coloniales, de ressources naturelles dans les territoires africains colonisés au Sud du Sahara a correspondu surtout jusqu’aux années 1940 une pratique moins étudiée mais tout aussi systématique d’extraction de biens culturels au profit des mêmes métropoles. Cela explique, à l’échelle mondiale, la présence massive de collections africaines dans les musées d’Europe, non seulement dans les capitales coloniales que furent Londres (69.000 pièces d’Afrique au Sud du Sahara au seul British Museum), Paris (69.000 au seul Musée du Quai Branly), Bruxelles (plus de 100.000 au musée de Tervuren) ou Berlin (75.000) mais aussi dans des capitales régionales de moindre envergure, y compris dans des pays dépourvus de colonies propres, les musées de Suisse, d’Autriche ou de Suède s’approvisionnant directement, autour de 1900, dans le surplus d’objets africains déversés sur le marché de l’art à Londres ou Paris. Au total, si l’on cumule les chiffres fournis par les musées publics européens, on arrive à plus d’un demi-million de numéros d’inventaire venant d’Afrique au Sud du Sahara (par comparaison : 50.000 environ dans les institutions publiques des USA). Nulle part ailleurs qu’en Europe, les musées publics n’ont accumulé dans leurs réserves et salles d’exposition de masses si considérables de pièces africaines anciennes.

Quantifier le patrimoine africain ancien dans le monde doit aussi mener à penser les lieux et territoires où ce patrimoine n’est plus. Car les pièces conservées dans les musées d'Europe ont laissé derrière elles des absences dont il serait naïf de considérer qu’elles ont été partout recouvertes par l’oubli. Ces absences, la forme « en creux » des objets emportés à l’époque coloniale, ont induit des phénomènes mémoriels parfois complexes, des formes de résilience ou de revendication qu’il faut connaître et comprendre pour saisir à quel point la question patrimoniale est au cœur de débats politiques contemporains.

Les premières demandes de restitution sont intervenues au lendemain des indépendances. Les États africains ont d’ailleurs été rapidement soutenus en ce sens par les Nations Unies dans leurs demandes. Quels arguments ont été opposés à une restitution rapide vers les pays d’origine ?

Les premières revendications ont en effet été formulées sur le continent africain dès le lendemain des indépendances, lorsqu’autour de 1960, dix-sept colonies françaises, belge, italienne et britanniques acquièrent – parfois dans une violence extrême – leur indépendance politique. À Lagos, Kinshasa, Londres ou Paris, des voix se sont alors fait entendre pour plaider la cause de la restitution, souligner le rôle de la culture dans le processus de reconnexion collective avec soi-même et défendre une approche de l’universalisme de l’art qui ne soit pas uniquement occidentale. À partir du milieu des années 1970, ces revendications africaines ont été relayées par des organisations internationales telles que les Nations unies. Elles ont bénéficié d’un ample écho médiatique et causé, partout en Europe, un vaste mouvement de crispation dans le monde du marché de l’art et des musées. À Berlin-Ouest, en pleine guerre froide, le directeur général des Musées déclarait publiquement qu’il était « irresponsable de céder au nationalisme des pays en développement ». A la même époque, son homologue David Wilson, directeur du British Museum à Londres entre 1977 et 1992, opposait à l’idée de restitution des arguments juridiques souvent répétés : « Tout ce que nous possédons nous est parvenu légalement. » Les dangers du nationalisme – des autres – et le bon vieux droit commun : tels étaient, déjà, il y a presque un demi-siècle, les arguments avancés en Europe pour tenter d’invalider les demandes de l’Afrique, d’étouffer le débat et d’empêcher toute solution. D’autres arguments tournaient autour de l’idée de sauvetage (si les Européens n’avaient pas tout emporté, plus rien de ces trésors n’existeraient aujourd’hui), ou mettaient en avant une présomption d’incapacité des Africains à s’occuper eux-mêmes de leur patrimoine, et même de reconnaitre la valeur de ce patrimoine. Ces arguments pervers n’ont pas empêché, en Afrique comme en Europe, certains représentants de la société civile, des médias et de la sphère politique de poursuivre leur travail de réclamation et d’information pendant plusieurs décennies

Au-delà des États, les musées jouent un rôle central, à l’image du British Museum avec des frises du Parthénon. De quel pouvoir disposent-ils, ou non, dans ce processus ?

Quelles que soient les juridictions nationales, les administrations des musées jouent un rôle central dans ces débats, notamment parce qu’ils sont les seuls (ou presque) à détenir les informations relatives aux conditions dans lesquelles se sont formées les collections. Dans les années 1970, de nombreux musées d’Europe, c’est très bien documenté pour l’Allemagne, ont menti ou fourni des informations délibérément fausses à leurs autorités politiques de tutelle en affirmant que leurs collections avaient été acquises dans des conditions irréprochables. Dans d’autres cas, ils ont fait obstruction au débat en ne publiant pas leurs collections pour ne pas « éveiller des désirs de revendication » dans ce qu’on appelait alors le Tiers Monde.

Vous montrez d’ailleurs que ces musées ne sont guère volubiles sur ce pillage des territoires africains dans les différents catalogues présentant les œuvres. Quels sont les premiers musées à assumer l’acquisition frauduleuse de ces œuvres et à travailler pour un dialogue nécessaire à la restitution ?

La transparence sur les modes d’acquisition est un phénomène récent. Certains musées, comme en France ou en Grande-Bretagne, ont eu assez tôt une culture de l’inventaire public, avec des indications de provenances assez précises dans ces inventaires, comme c’est le cas de la base de données du Musée du Quai Branly à Paris, en ligne depuis plus de dix ans. Mais ces informations sur les collections n’ont jamais été, jusqu’à une époque récente, accompagnées d’un discours « pro-actif » sur la violence coloniale, sur les pillages, sur l’absence de consentement des communautés visées en Afrique par la politique d’extraction culturelle menée par les pays d’Europe. Depuis 2017 environ, en particulier dans le contexte allemand avec l’inauguration du Humboldt Forum, le musée ethnologique installé dans une absurde reconstruction du château des rois de Prusse au centre de Berlin, les musées ont été forcés, sous la pression d’activistes, d’universitaires, de la classe politique, de reconnaître une part de violence coloniale. Mais difficile d’écrire qu’ils « l’assument ». Ils la nomment, certains l’exposent (comme les musées de Cologne ou Leipzig, très actifs dans ce domaine), mais il y a encore du travail avant qu’ils l’ « assument » pour reprendre votre expression.

Artistes, intellectuels et personnel politique se sont peu à peu saisis de la question pour réclamer la restitution, à l’image du Manifeste culturel panafricain de 1969 qui faisait de la récupération culturelle une condition nécessaire à une décolonisation pleine et entière. Quelles ont été les démarches collectives les plus significatives pour vous ?

D’abord il y a un éditorial paru en janvier 1965 dans Bingo, un mensuel illustré publié à Dakar et Paris, très lu en Afrique francophone et au sein de la diaspora africaine. Il fait l’effet d’une bombe dans le milieu des musées européens. « Rendez-nous l’art nègre » : ainsi est titré le premier appel public pour la restitution générale à l’Afrique de ses biens culturels. Quelques articles étaient déjà sortis auparavant dans la presse congolaise et belge. Mais Bingo saisit la question à bras le corps. L’auteur de l’éditorial est le poète, journaliste et éditeur du magazine Paulin Joachim. Son texte n’est certes pas le résultat d’une démarche collective, mais il est l’un des premiers à formuler explicitement un sentiment partagé dans les milieux intellectuels post-indépendance et, à ce titre, on peut dire qu’il est l’expression d’une pensée collective. D’autres initiatives sont le manifeste panafricain d’Alger en 1969, comme vous le rappelez à juste titre. L’intervention du président du Zaire, Mobutu Sese Seko à la tribune de l’ONU en 1973, le festival panafricain Festac 77 à Lagos au Nigeria en 1977. Et puis aussi, à partir de 1976, l’intervention coordonnée et stratégique de l’UNESCO dans le débat, qui sous la direction du premier directeur venu d’Afrique, Amadou Mahtar M’Bow et en coopération avec plusieurs médias européens, va faire un important travail de prise de conscience collective de l’injustice patrimoniale que représente la rétention, en Europe, de la quasi-totalité du patrimoine matériel historique des pays anciennement colonisés.

Les opposants à la restitution évoquent souvent la question de la conservation de ces œuvres dans des conditions optimales en Afrique ou encore les raisons sécuritaires, à l’image des mausolées de Tombouctou, en partie détruits par les islamistes en 2012. Ces arguments vous semblent-ils recevables ?

Bien sûr qu’ils sont recevables et importants. Les premiers à attirer l’attention sur les dangers auxquels sont confrontés certains musées sur le continent africain sont les responsables de ces musées eux-mêmes, à l’image de Salia Malé, alors directeur du musée de Bamako au Mali (dans le même pays que Tombouctou, donc), qui nous confiait en 2018, à Felwine Sarr et moi, qu’il souhaitait absolument que certaines pièces du patrimoine malien transférées en France à l’époque coloniale soient restituées, mais pas dans l’immédiat, la situation de guerre lui faisant craindre quotidiennement pour la sécurité de son musée. Ceci étant dit, il est important de toujours rappeler que l’Afrique est un immense continent et que le constat qui vaut pour le Mali ne vaut pas pour d’autres Etats avec des situations politiques stables et des politiques culturelles ambitieuses, tels le Sénégal ou le Benin, pour ne citer que ces deux exemples, avec l’existence de musées modernes et de juridictions de protection du patrimoine. Comme le rappelle régulièrement mon collègue Felwine Sarr : c’est trop facile de toujours réduire l’immense continent africain à ses foyers de crise et d’ignorer tout ce qui se passe bien, même très bien, par ailleurs."

Par Anthony Guyon, le 14 février 2023

https://www.nonfiction.fr/article-11615-rendre-lart-africain-un-enjeu-geopolitique.htm

 

source : Libération.fr

 

Rédigé par Team Histoire-Géo

Publié dans #Term HGGSP

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