Comment "Le Jour le plus long" a façonné notre imaginaire du Débarquement... et ses clichés (radiofrance.fr)
Publié le 17 Juin 2024
Comment "Le Jour le plus long" a façonné notre imaginaire du Débarquement... et ses clichés (radiofrance.fr)
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Affiche du film Le jour le plus long (D.F. Zanuck, 1962)
"Récit trop américain pour être vrai, croisade antinazie, grand spectacle... notre imaginaire du Débarquement est largement travaillé par le film "Le Jour le plus long", qui remonte à 1962. Au prix d'une batterie de lieux communs, et d'une perception boursouflée de la Libération comme d'une épopée.
Le Jour le plus long a imprimé son empreinte dans la longue durée sur l’image que l’on se fait du Débarquement. Plus de soixante ans après la sortie du film de Darryl Zanuck, en 1962, il reste le grand classique du cinéma sur l’opération Overlord, et était encore diffusé en prime time à la télévision à la veille des cérémonies du 80e anniversaire du Débarquement. Pourtant, nombre d’idées reçues toujours prospères sur le 6 juin 1944 et la chute du nazisme puisent directement dans ce film de trois heures qui reste d’abord… un film de son temps. C’est-à-dire un film enraciné dans la Guerre froide, et l’hégémonie d’Hollywood, dont les studios sont parvenus à infléchir le récit historique, conférant au D-Day du 6 juin 1944 une sacralité, et un souffle épique qui restent à déconstruire.
Ainsi, alors qu’Hitler attendait le Débarquement depuis plus de deux ans, ne serait-ce que pour basculer ses troupes sur le front de l’Est où il avait engagé le plus gros de son effort militaire, ce film aux allures de péplum forge l’idée que l’opération Overlord aurait pris l’armée du Reich par surprise. En réalité, seule la météo et l’emplacement géographique précis des opérations ont pu prendre de court les troupes allemandes, qui cependant les guettaient… et entreprenaient toujours de prolonger le Mur de l’Atlantique, la veille du 6 juin.
Comme plus tard Il faut sauver le soldat Ryan, de Steven Spielberg, sorti en 1998, le film de Darryl Zanuck imprime en outre dès 1962 l’idée que la guerre se serait jouée du côté d’Omaha Beach et des plages normandes : on plonge durant trois heures dans une grande épopée qui donne tous les atours d’un moment décisif. Alors que le terme “décisif” est plutôt celui d’Hitler en personne, qui, dès son discours du 31 décembre 1942, avait cherché à galvaniser ses hommes en annonçant une bataille décisive sur les côtes françaises. La connaissance historique, elle, nous a plutôt appris que le gros de la guerre s’était plutôt jouée sur le front Est, bien qu’il ne faille pas sous-estimer l’importance d’un épisode comme le Débarquement en Normandie - ne serait-ce que parce qu’Overlord a alors considérablement affaibli la Wehrmacht.
Pourtant, l'historien Olivier Wieviorka rappelle qu'il convient de faire de l'opération Overlord avant tout une bataille militaire destinée à pilonner la capacité de survie industrielle de l'Allemagne. Et pas une entreprise sacrificielle pensée pour libérer Berlin. Pourtant, ces combats spectaculaires dans un site fouetté par les vents d'une météo exécrable, le 6 juin 1944, sont restés aussi iconiques de la défaite allemande : c'est qu'ils incarnent pour la postérité la reconquête du monde libre contre les dictatures. Mais la manière dont l'histoire s'est racontée, et la façon dont le récit s'est imposé s'explique : c'est parce que toute la filmographie, et même l'historiographie de l'immédiat après-guerre, s'enracine dans un monde occidental qui a soif de rééquilibrer le récit soviétique, hégémonique, qu'Overlord, et les falaises normandes ont pris cette place symbolique sans équivalent. Au point que, pour l'historien Jean-Luc Leleu, ce qui s'est joué dans ces combats du 6 juin 1944, ce sont davantage les rapports de force de l'après-guerre que l'issue de la guerre elle-même. Et si on peine à se convaincre de l'évidence, c'est notamment du fait du storytelling imprimé par Le Jour le plus long, de Darryl Zanuck. Son film, en effet, a consacré l'événement comme une épopée sacrificielle... au risque de le réécrire comme une croisade, et d'en hypertrophier la sacralité. Et si, des années après la fin de la guerre, les autorités américaines ont finalement proposé aux familles des GIs morts pendant la Seconde Guerre mondiale d'être enterrés sur le site spectaculaire du cimetière américain de Colleville-sur-Mer, en bord de falaise, ce geste procédait du même storytelling : tous étaient loin d'êtres morts dans l'événement du 6 juin. Mais nulle autre emplacement pouvait leur offrir de sépulture aussi solennelle. Une manière d'écrire l'histoire s'était imposée, qui ne cessera de se nourrir de nombreux gestes politiques et de bien des discours politiques à partir de l'année 1984, lorsque pour la toute première fois, François Mitterrand bouleversera la symbolique des cérémonies de célébration du Débarquement : à partir de cette année-là, les invités ne seront plus les militaires, mais les chefs d'État.
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Into the Jaws of Death, Omaha Beach, le matin du 6 juin 1944 (Robert F. Sergent, wikicommons)
Tout sauf une croisade antifasciste
Pourtant, il y avait loin de la croisade de dizaines de milliers d'hommes lancés contre le nazisme. Or si le terme, "croisade", est celui que le commandant en chef, Eisenhower, utilisait dans ses Mémoires qui paraîtront en 1948 pour l’édition américaine (et l’année suivante en France), on sait à présent, avec le recul des recherches historiques, que les troupes américaines sont loin d’avoir déferlé sur l’Europe sous le coup d’une irrépressible pulsion antifasciste. Ce que montrent les travaux d’Olivier Wieviorka ou Jean-Luc Leleu, historiens du D-Day qu’il faut lire pour atteindre une mémoire plus juste et moins spectaculaire de l’événement, c’est au contraire que du côté des troupes américaines, les GI-s constituaient plutôt une armée faiblement endoctrinée. Loin de l’image d’Épinal véhiculée par Le Jour le plus long, qui nous montre des hommes prêts à tout pour libérer l’Europe du Führer, et au passage les Alliés bien plus unis qu’ils ne le furent en réalité, les soldats de l’armée américaine engagés dans la bataille impressionnante que reste le Débarquement ont surtout débarqué… parce qu’on leur en avait donné l’ordre. L'historien Jean-Luc Leleu rappelle qu'il faut "réviser cette idée de troupes alliées venues en force, libératrices, mues par une volonté farouche de combattre la dictature nazie". L'occasion de rappeler qu'une histoire par en bas, approchée à la hauteur des simples soldats ou même des officiers de troupe, sera différente de celle qu'on pourra raconter en s'intéressant aux motivations des têtes de commandement américaines, qu'elles soient civiles ou militaires.
Or si on peut dire que les troupes américaines n'étaient pas aussi promptes à se jeter des barges pour en finir avec le Reich qu'elles ne seront, par exemple, motivées à combattre leur ennemi japonais sur le front du Pacifique, c'est que l'on dispose d'archives, détaille l'historien Olivier Wieviorka : "On est assez bien renseignés tout simplement parce que la hiérarchie surveille de près le moral des troupes. Donc vous avez une batterie de sondages, de rapports sur le moral, de rapports psychiatriques qui sont faits. Et la conclusion, c'est que l'armée américaine est une armée qui ne croit pas à ces grands idéaux, que d'ailleurs la propagande a beaucoup de mal à mobiliser. Les soldats américains combattent au fond parce qu'ils sont obligés de le faire, parce que c'est leur devoir et parce que plus vite l'armée du Reich sera battue et plus vite ils pourront rentrer chez eux. Ils combattent aussi pour protéger leurs compagnons d'armes mais les grands idéaux leur passent un peu au dessus de la tête."
Or si l’empreinte des représentations charriées par Le Jour le plus long est si tenace, c’est que la facture du film y travaille prodigieusement. Zanuck, en effet, a joué sur les deux tableaux : s’il a façonné un grand spectacle, et se vantait justement d’être à l’origine du premier très grand film de guerre de l’histoire du cinéma, avec des moyens inédits et une ambition épique sans précédent, lui qui venait de quitter les studios de la Warner pour devenir producteur indépendant et s’installer en France, n’a pas tourné le dos à l’histoire. Il a même tout fait pour inscrire son film dans une identité filmique propre à laisser entendre qu’il s’agirait d’un document : à l’heure de la couleur triomphante dans le 7e art, il a tenu à tourner en noir et blanc. Ce choix accentuera encore la part sacrificielle du combat des hommes à l’écran, certes. Mais donnera néanmoins au propos une forme de solennité, floutant la frontière entre images d’archives et tournage de fiction.
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Le jour le plus long : le major Pluskat (Hans Christian Blech) découvre l'armada alliés le matin du 6 juin 1944
Flouter la frontière du document historique
Entre les scènes, des panneaux explicatifs séquencent en outre l’histoire, venant préciser à l’écran noms des protagonistes et lieux géographiques, à la manière d’un documentaire. La présence de vrais blindés et de quantités de matériel militaire mis à disposition par les anciens pays alliés, avec des milliers d’hommes qui sont bien des soldats dans la vraie vie, renforcera encore cette crédibilité du récit - d’autant plus que les acteurs tournent tous dans leur propre langue. À elle seule, la France prêtera deux mille hommes à Zanuck sur le tournage en 1961, alors qu’on est en pleine guerre d’Algérie.
Si Daryll Zanuck se nourrit des faits et nous les restitue quitte à conférer pour toujours au 6 juin ce souffle épique, c’est que son film est d’abord tiré d’un livre d’enquête. C’est en effet en lisant le livre du même nom, publié en 1959, que l’idée lui est venu de faire ce grand film qu’il entend façonner comme une ambitieuse épopée. Or ce livre intitulé Le Jour le plus long, gros succès de librairie transnational à sa parution, était le fruit de neuf années d’enquête. Son auteur, Cornelius Ryan, ancien correspondant de guerre et passionné d’histoire n’avait pas lésiné sur les recherches, interviewant plus de trente correspondants de guerre et des milliers de protagonistes dans l’intention de s’approcher au plus près de la justesse historique. Zanuck, qui en avait racheté les droits au producteur français Raoul Lévy, lui confiera le scénario, mais les deux hommes auront plusieurs passes d’armes, quand le producteur, devenu réalisateur, n’hésitera pas à donner une texture spectaculaire à son récit, au prix de quelques libertés avec les faits.
Parmi ces libertés, Frédérique Ballion, qui a travaillé sur la genèse du Jour le plus long, à l’occasion d’une thèse d’histoire sur la figure de l’ennemi au cinéma, pointe par exemple :
- l’explosion à grand spectacle du casino de Ouistreham… qui n’était déjà plus debout au moment du 6 juin dans la petite ville côtière normande
- le largage des GIs américains sur Sainte-Mère-Église, scène épique pour la postérité, avec le parachutiste le plus célèbre de l’histoire du cinéma, pour toujours suspendu au clocher de Sainte-Mère-Église, les yeux écarquillés sous le feu nourri des tirs de l’ennemi
À l’inverse, Le Jour le plus long n’est pas non plus une boucherie à l’écran, en dépit du nombre de morts, bien réel - 10 000 rien que du côté des Alliés. Cela s’éclaire quand on comprend les conditions matérielles qui rendent le film possible : depuis 1945, le Pentagone permet aux studios de cinéma de demander son aide matérielle, mais conditionne cette aide à la lecture du scénario. Or Washington avait mis une condition explicite à son aide, conséquente, au projet de Daryll Zanuck : que la violence y soit euphémisée. Zanuck s’en accommodera en partie, et c’est pour cela qu’on peut avoir l’impression, en revoyant ce film à distance de sa sortie, mais aussi de l’événement en lui-même, que la mort y est comme mise à distance. Zanuck toutefois passera outre les injonctions du Pentagone sur un point : il refusera de supprimer au montage une scène, où l’on voit les soldats américains tirer sur deux Allemands en uniforme qui se rendent, les mains en l’air… et finissent abattus dans le film.
Mais ce que Frédérique Ballion pointe surtout, c’est que cette adaptation filmique du Jour le plus long par Darryl Zanuck est toute empreinte de l’époque de la Guerre froide. C’est-à-dire un temps où le cinéma, comme d’autres récits y compris ceux des historiens, vont malaxer l’histoire pour produire une mémoire travaillée par des enjeux, et des rapports de force qui dépassent l’événement en lui-même. Ainsi, Le Jour le plus long présente-t-il les Allemands sous des traits plus humanisés, et sans doute moins négatifs que l’image qui aurait pu en être donnée si, dans le contexte du début des années 1960, la République fédérale d’Allemagne n’était pas un partenaire privilégié des Américains, dix ans après la création de l’OTAN.
À l’inverse, en cette période de Guerre froide et malgré la tendance à ce qu’on appellera “la Détente”, il s’agit aussi de magnifier la contribution américaine à la paix de l’après-guerre, alors que le récit soviétique devance et concurrence largement cette vision. Le récit de Darryl Zanuck, qui imprime toujours nos rétines et nos représentations collectives soixante ans plus tard, est - lui aussi - travaillé par un récit politique qui irrigue le cinéma. Et si Samuel Füller a lui aussi lesté à notre imaginaire de l’événement, en signant Au-delà de la gloire (en 1980) comme, par la suite, Steven Spielberg avec Il faut sauver le soldat Ryan (en 1998), ces trois films ont en commun d’être… américains. Aucun des grands films de l’événement que fut le 6 juin 1944 ne sera britannique ou français."
Chloé Leprince (journaliste), France Culture, le 05.06.2024
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Tournage du film Le jour le plus long sur la plage de Saleccia (Corse) (©Collection Mairie de Saint-Florent)
Quelques extraits :
- "un peu de sang froid mon cher Pluskat" : https://www.youtube.com/watch?v=7tJRYf2cIuQ
- l'attaque commence : https://www.youtube.com/watch?v=NS4qydgfdxM
- Omaha Beach : https://www.youtube.com/watch?v=cpWYxVM80Mw
- Utah Beach : https://www.youtube.com/watch?v=uNBhtlvs0MI
- Pointe du Hoc : https://www.youtube.com/watch?v=UE40FKfN3YI
Comparaison avec la scène du débarquement dans "Il Faut Sauver le Soldat Ryan" (S. Spielberg, 1998)
- Omaha Beach : https://www.dailymotion.com/video/x1mysc